L’effort, une valeur en soi ?

samedi 10 juillet 2021
par  Paul Jeanzé
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Le phénomène de progrès, ou, pour user d’une terminologie moderne, de développement technologique, n’est plis aujourd’hui "l’une des caractéristiques" de la modernité. Il est à la fois son objectif et son moyen. Constat, qui a brève échéance risque de bouleverser (si ce n’est déjà fait) le devenir "humain" de la société. La maîtrise de la nature vise en effet dans un premier temps à se protéger de ses effets néfastes, puis dans un second temps à s’épargner la douleur de l’effort, en bref à se faciliter la vie. Or le Talmud verra précisément dans cette perspective, le contraire même du sens de la vie : "Tous les hommes sont nés pour l’effort" affirmeront nos Maîtres. L’enjeu de cette divergence est considérable. L’effort est-il un handicap dont il faut se passer ou bien le ferment même de l’existence ?

Notre paracha début ainsi : "Si dans Mes décrets vous avancez, si vous gardez Mes préceptes et les exécutez, Je vous donnerai les pluies en leur saison et la terre donnera son produit".

La Thora pose ici une condition fondamentale à la bénédiction matérielle du peuple juif : le respect et la pratique des mitzvoth. C’est à une première lecture, ce que l’on peut comprendre du début de la paracha. Mais Rachi, soucieux d’une approche "serrée" du texte, remarque que les premiers mots du verset on à peu près le même sens que les mots suivants "si vous gardez Mes préceptes et les exécutez". Dans les deux cas, il s’agit du respect des mitzvoth ! C’est pourquoi le commentateur opère une distinction essentielle pour comprendre le verset : les mots "si vous gardez Mes préceptes et les exécutez" font référence à la pratique des mitzvoth (dont l’étude de la Thora fait partie), alors que le début du verset, "Si dans Mes décrets vous avancez" est une exigence située sur un autre registre : "que votre étude soit marquée par l’effort".

Cette lecture de Rachi bouleverse quelques idées reçues : l’octroi divin de bénédictions ne dépend pas de l’adhésion au judaïsme mais de la capacité effective du Juif à s’investir complètement dans l’étude de la Thora, à dépasser sa nature pour marquer de l’effort sa volonté de comprendre la sagesse de Hachem. L’effort doit devenir réalité naturelle. Et le Midrach de confirmer : le mot hébreu "adam" qui signifie "l’homme" est composé des mêmes lettres que le mot "meod" qui signifie lui "beaucoup" ou "très". Mais les Pirké Avoth élargissent la signification de ce concept pour lui donner une dimension quasi universelle : "Quiconque prend sur soi le joug de la Thora, on lui retire le joug du pouvoir politique et des soucis de la vie quotidienne. Mais quiconque rejette le joug de la Thora, on lui impose le joug du pouvoir politique et des soucis de la vie quotidienne." "Prendre sur soi l’étude de la Thora" signifie s’imposer avec volonté l’autorité du judaïsme. Il s’agit d’une nécessité allant de soi. On pourrait penser dès lors qu’en s’en affranchissant l’homme devient son propre maître. Pour écarter cette éventualité la Michna ajoute que de toute façon il devra subir un autre joug. L’intérêt de ce texte réside dans cette alternative dont les deux composantes expriment en fait la même idée. Qu’il s’agisse de la Thora ou du pouvoir politique, l’homme devra toujours se plier aux exigences d’une autorité et faire l’effort de la supporter.

Pourquoi l’effort ?

Pourquoi en est-il ainsi ? Par nature l’homme n’aime pas l’effort. La peine qu’il se donne, aussi bien pour un travail physique que pour un travail intellectuel est une contrainte dont il aimerait se passer. seulement voilà, un second paramètre va venir bousculer cette prédisposition pour la tranquillité : chaque être humain souhaite, à des degrés divers atteindre un but. L’une des difficultés majeures qu’il rencontrera pour le réaliser, c’est l’ignorance de sa propre valeur et de ses capacités : l’homme ne se connaît pas. Il ne sait pas d’une manière innée jusqu’où ses forces peuvent le conduire. Il a donc besoin d’un catalyseur pour découvrir ce que réellement, il est. Ce catalyseur c’est l’effort, c’est-à-dire cette possibilité lui permettant de dépasser le stade de créature. L’essence du Bien est là : par l’effort, dépasser sa condition humaine (entièrement soumise aux contingences du monde) pour ressembler à Hachem. Par l’effort l’homme devient alors créateur. Or c’est cette potentialité que le développement technologique risque d’étouffer. En mettant l’effort "hors la loi", il réduit l’homme à une machine "déshumanisée" qui ne sera plus maître de son devenir et qui subira les lois du mouvement au lieu de les créer. Phénomène singulier auquel l’Histoire nous convie : l’effort humain de comprendre, de guérir, d’expliquer ou d’améliorer, fondement du progrès scientifique, disparaîtra sous les effets de ce progrès.

Au-dessus de la raison

Il nous reste toutefois une question. Pourquoi Rachi explique-t-il "notre étude doit être marquée par l’effort" sur le passage "Si dans Mes décrets vous avancez" et pas sur l’autre partie du verset "...si vous gardez Mes préceptes" ? Essentiellement pour deux raisons. Le terme hébreu que le verset emploie pour le mot "Lois" est ’houkotaï. Ce mot a pour racine ’hok qui signifie une loi, mais une loi d’une catégorie irrationnelle, une loi dont les raisons sont complètement inconnues de l’homme. Mais le mot ’hok possède une similitude étymologique avec le mot ’hakikah qui signifie "gravure". De ces deux rapprochements se dégage un enseignement extraordinaire. Une loi irrationnelle ne peut s’imposer à l’esprit humain de premier abord. Elle exige de l’homme plus d’efforts (psychologiques) pour l’accepter qu’une loi dont la nécessité est évidente pour tous. C’est pourquoi Rachi place son commentaire précisément sous la première partie du verset qui fait allusion à un type de lois irrationnelles. De plus l’acte de graver s’apparente aussi à cette catégorie. La gravure nécessite un effort, et quand notre judaïsme est constamment marqué par l’effort et par la peine que l’on se donne pour comprendre, tout ce que l’on apprend reste pour toujours gravé dans notre cœur.

Gérard Touaty (Actualité juive hebdo)


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