VI – Le cœur de la contrée

vendredi 3 novembre 2023
par  Paul Jeanzé
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Je me rapprochais maintenant de Cassagnas, un brelan de toits noirs au versant de la montagne dans cette sauvage vallée, parmi les plantations de châtaigniers, les yeux levés dans l’air clair vers d’innombrables pics rocheux. La route qui longe la Mimente est assez récente et les montagnards ne sont pas encore revenus de leur surprise d’avoir vu le premier véhicule arriver à Cassagnas. Toutefois, bien que situé ainsi à l’écart du cours des affaires humaines, ce hameau avait déjà fait figure dans l’histoire de France. Tout près de là, dans des cavernes de la montagne, se trouvait un des cinq arsenaux de Camisards. Ils y emmagasinaient des vêtements, et des vivres et des armes en cas de besoin ; ils y forgeaient des baïonnettes et des sabres et fabriquaient eux-mêmes leur poudre à fusil, au moyen de charbon de saule et de salpêtre bouillis dans des marmites. Dans ces mêmes cavernes au milieu de cette industrie d’une grande diversité, malades et blessés étaient montés pour guérir. Là, ils étaient visités par deux chirurgiens, Chabrier et Tavan, et ravitaillés en secret par les femmes du voisinage.

Des cinq légions dans lesquelles se répartissaient les Camisards la plus ancienne et la plus obscure avait ses entrepôts près de Cassagnas. C’était la bande d’Esprit Séguier, des hommes qui avaient uni leurs voix à la sienne pour chanter le Psaume 68 la nuit qu’ils marchaient contre l’archiprêtre des Cévennes. Séguier, promu au ciel, eut pour successeur Salomon Couderc, que Cavalier, dans ses mémoires, appelle chapelain général de toute l’armée des Camisards. C’était un prophète, un grand sondeur de consciences, qui admettait les gens aux sacrements ou les éconduisait après avoir scruté attentivement chacun dans les yeux. Et il connaissait par cœur la plupart des Écritures sacrées. Ce fut certes heureux pour lui, puisque, dans un coup de main en août 1703, il perdit sa mule, ses archives et sa Bible. On s’étonne seulement que ces gens-là ne furent pas plus souvent pris par surprise, car cette légion de Cassagnas avait des théories guerrières vraiment patriarcales. Elle bivouaquait sans postes de sentinelles, laissant ce soin aux anges du Dieu pour lequel elle combattait. Ceci témoigne non seulement de la foi de ces lutteurs mais de la région dépourvue de routes où ils trouvaient asile. M. de Caladon faisant une promenade, par une belle journée, tomba à l’improviste au milieu d’eux comme il aurait pu tomber au milieu « d’un troupeau de moutons en plaine ». Certains dormaient, certains éveillés psalmodiaient. Un traître n’avait besoin de nulle recommandation pour s’insinuer dans leurs rangs ; il lui suffisait de « savoir chanter des psaumes » et même le prophète Salomon « le tenait en particulière amitié ». Ainsi vivait, parmi ses inextricables sentiers montagnards, la troupe rustique. Et l’histoire ne peut lui attribuer que peu d’exploits, en dehors des sacrements et des extases.

Des gens de cette forte et rude espèce ne seront, comme je viens de le dire, qu’inébranlables dans leur religion. Leur apostasie se réduit à de simples manifestations de conformisme extérieur, comme celle de Naaman dans la danseuse de Rimmon. Quand Louis XVI, aux termes d’un édit « convaincu de l’inutilité d’un siècle de persécutions et, plutôt par nécessité que par sympathie » leur accorda enfin la grâce royale de tolérance, Cassagnas était toujours protestant et il en est encore ainsi aujourd’hui jusqu’au dernier de ses habitants. À vrai dire, il y a une famille qui n’est pas protestante, non plus que catholique du reste. C’est celle d’un curé catholique en rébellion qui s’est marié avec une institutrice. Et sa conduite, fait à noter, est désapprouvée par les protestants du village.

– Singulière idée pour un homme, disait l’un d’eux, de se dégager de ses vœux !

Les villageois que je rencontrai semblaient intelligents selon l’acception provinciale. Ils étaient tous de mœurs honnêtes et dignes. Comme protestant moi-même, on me regardait d’un bon œil et mes connaissances historiques me valurent tout d’abord de la considération. Car, nous avions à table d’hôte, une conversation qui ressemblait fort à de la controverse religieuse, un gendarme et un commerçant avec lesquels je prenais mon repas étant tous deux étrangers à la localité et catholiques. La jeunesse de l’établissement faisait cercle autour de nous et soutenait mon point de vue. Toute la discussion était empreinte de tolérance. Elle surprenait un homme élevé au milieu des subtilités acerbes et pointilleuses de l’Écosse. Le commerçant à la vérité s’échauffa un peu et fut beaucoup moins satisfait que les autres de mon érudition historique. Quant au gendarme, il était très coulant sur toutes choses.

– On a toujours tort d’abjurer, conclut-il. Et cette remarque fut unanimement approuvée.

Telle n’était point l’opinion du prêtre et du militaire de Notre-Dame des Neiges. Mais cette race-ci est différente et peut-être que la même sincérité qui la poussait à la résistance la rendait-elle capable maintenant d’admettre avec bienveillance des convictions opposées. Car le courage respecte le courage. Mais là où une croyance a été foulée aux pieds, on peut s’attendre à trouver une population aux idées moyennes et mesquines. L’œuvre véritable de Bruce et de Wallace fut la réunion des deux nations, non que l’hostilité cessât immédiatement ; aux frontières des escarmouches continuèrent. Mais, au moment opportun, elles purent faire leur jonction dans un mutuel respect.

Le commerçant s’intéressa beaucoup à mon voyage. Il pensait dangereux de dormir en rase campagne.

– Il y a des loups, dit-il. Et puis, on sait que vous êtes anglais. Les Anglais ont toujours bourse bien garnie. Il pourrait fort bien venir à l’idée de quelqu’un de vous faire un mauvais parti pendant la nuit.

Je lui répondis que je n’avais point peur de tels accidents et que, en tout cas, j’estimais peu sage de s’attarder à ces craintes et d’attacher de l’importance à de menus risques dans l’organisation de la vie. La vie en soi était au moins aussi dangereuse qu’un loup et qu’il n’y avait pas lieu de prêter attention à chaque circonstance additionnelle de l’existence. Il pourrait se produire, dis-je, une rupture dans votre organisme tous les jours de la semaine. Et c’en serait fini de vous, même si vous étiez enfermé dans votre chambre à triple tour de clef.

– Cependant, objecta-t-il, coucher dehors !

– Dieu, fis-je, est partout.

– Cependant, coucher dehors ! répéta-t-il. Et sa voix était éloquente de frayeur secrète.

Ce fut l’unique personne, au cours de mon voyage, à trouver quelque hardiesse dans un acte aussi simple quoique beaucoup le jugeassent gratuit. Une seule, par contre, témoigna d’en aimer beaucoup l’idée et ce fut mon frère de Plymouth qui s’exclama, lorsque je lui eus dit préférer dormir sous les étoiles que dans un cabaret bruyant et clos : « Maintenant, je vois que vous connaissez le Seigneur ! »

En me quittant, le commerçant me demanda une de mes cartes, car il déclarait que je pourrais lui fournir à l’avenir un sujet de conversation. Il désirait me voir prendre note de sa requête et des raisons qu’il en donnait. Et voilà son souhait ainsi accompli.

Un peu après deux heures, je traversai la Mimente et pris, vers le Sud, une sente raboteuse qui grimpait au flanc d’une montagne couverte d’un éboulis de pierres et de touffes de bruyères. Au faîte, selon la coutume du pays, la sente disparaissait. Je laissai mon ânesse brouter la bruyère et partis seul à la recherche d’une route.
Je me trouvais maintenant à la séparation de deux vastes versants : derrière moi toutes les rivières coulaient vers la Garonne et l’océan Atlantique, devant moi s’étendait le bassin du Rhône. D’ici, comme des monts Lozère, on pouvait voir, par temps clair, miroiter le golfe du Lion. Et peut-être que d’ici les soldats de Salomon avaient guetté les huniers de Sir Cloudesley Shovel et le secours longtemps promis de l’Angleterre. On pouvait considérer cette crête comme située au cœur du pays des Camisards. Quatre de leurs cinq légions étaient cantonnées aux alentours, visibles les unes aux autres : Salomon et Joani au Nord, Castanet et Roland au Sud et lorsque Julien eut achevé sa mémorable campagne, la dévastation des Hautes Cévennes, qui dura pendant octobre et novembre 1703 – quatre cent soixante villages et hameaux furent par le feu et le fer complètement anéantis – quelqu’un debout sur ce point culminant aurait contemplé une terre silencieuse, sans foyers et sans habitants. Les années et l’activité de l’homme ont maintenant relevé ces ruines. Cassagnas une fois de plus a réparé ses toits et envoie vers le ciel ses fumées domestiques. Et dans les châtaigneraies, dans les combes basses et touffues, les fermiers, à l’aise, s’en retournent, après le travail quotidien, vers leurs enfants et vers leur âtre flambant. C’était néanmoins le site sans doute le plus sauvage de toute mon excursion. Pic sur pic, chaîne sur chaîne, surgissaient vers le sud pénétrés et comme sculptés par les torrents de l’hiver et revêtus, de la base au sommet, d’une épaisseur feuillue de châtaigniers d’où émergeait, çà et là, une couronne abrupte de roches. Le soleil, qui était encore loin de son déclin, environnait d’une brume dorée le faîte des monts, cependant que la vallée était déjà plongée dans une ombre immobile et profonde.

Un très vieux berger clopinant entre une paire de cannes et portant une casquette noire de soie « liberty », comme en deuil, eût-on dit, de sa mort prochaine – m’indiqua le chemin de Saint-Germain-de-Calberte. Il y avait quelque chose de solennel dans l’isolement de cet être infirme et caduc. Où il habitait, comment il s’était hissé sur cette cime haute ou comment il se proposait d’en descendre, c’était là plus que je ne pouvais imaginer. Non loin de cet endroit, sur ma droite, se dressait le fameux Plan de Font Morte où Poul, avec son cimeterre arménien, trucidait les Camisards de Séguier. Celui-ci me semblait être une manière de Rip Van Winkle de cette guerre qui avait perdu ses Camisards fuyant devant Poul et qui errait depuis lors dans les montagnes. Ce pourrait lui être grande nouvelle d’apprendre que Cavalier s’était rendu sans condition ou que Roland avait succombé en combattant, adossé à un olivier. Et tandis que mon imagination vagabondait de la sorte, j’entendis le vieillard me héler d’une voix chevrotante, et je le vis me faire signe, en agitant une de ses cannes, de rebrousser chemin. J’étais déjà à bonne distance de lui, mais abandonnant Modestine une fois de plus, je revins sur mes pas. Hélas ! il s’agissait d’une affaire bien banale. Le vieux Monsieur avait omis de demander au colporteur ce qu’il vendait et il souhaitait réparer cet oubli.

Je lui répondis sèchement : Rien !

– Rien ? s’écria-t-il.

Je répétai : Rien, et tournai les talons. Il est bizarre de penser que peut-être suis-je ainsi devenu aussi mystérieux pour ce bonhomme qu’il l’avait été lui-même pour moi.

La route passait sous les châtaigniers et, bien que j’aperçusse quelques hameaux au-dessous de mes pieds dans la vallée et plusieurs habitations isolées de fermiers, la marche fut très solitaire tout l’après-midi et le soir s’amena promptement sous les arbres. Tout soudain j’entendis une voix de femme chanter non loin de là une vieille ballade mélancolique et interminable.

Il semblait s’agir d’amour et d’un bel amoureux, son aimable galant. Et je souhaitai pouvoir reprendre le refrain et lui faire écho, tout en poursuivant, invisible, ma route sous bois, unissant, comme la Pippa du poème, mes pensées aux siennes. Qu’aurais-je eu à lui dire ? Peu de choses ; tout ce que le cœur requiert pourtant ; comment le monde donne et reprend, comment il ne rapproche les cœurs qui s’aiment que pour les séparer de nouveau par de lointains pays étrangers ! Mais l’amour est le suprême talisman qui fait de l’univers un jardin et « l’espérance commune à tous les hommes » annule les contingences de la vie, atteint de sa main tremblante par delà le tombeau et la mort. Aisé à dire, certes. Puis aussi, grâce à Dieu, doux et réconfortant à croire.

Nous parvînmes enfin sur une large chaussée blanche au silencieux tapis de poussière. La nuit était venue. La lune s’était réverbérée pendant un bon moment sur la montagne d’en face, lorsque, à un tournant, mon baudet et moi nous trouvâmes dans sa pleine clarté. J’avais vidé mon eau-de-vie à Florac, car cette potion m’était devenue insupportable. Je l’avais remplacée par un volnay généreux au bouquet parfumé. Et maintenant, sur la route je bus à la majesté sacrée de la lune. Ce ne fut qu’une couple de gorgées ; pourtant, dès cet instant, je devins inconscient de mes membres et mon sang circula avec une volupté insolite. Modestine elle-même, inspirée par ce rayonnement d’astre nocturne, remuait ses menus sabots comme à plus vive cadence.

La route montait et descendait rapidement parmi les masses de châtaigniers. Nos pas soulevaient une poussière chaude qui flottait au loin. Nos deux ombres, – la mienne déformée par le havresac, la sienne comiquement chevauchée par le paquetage – tantôt s’étalaient nettement dessinées devant nous, tantôt, à un tournant, s’éloignaient à une distance fantomatique et couraient comme des nuages le long des montagnes. De temps en temps, un vent tiède bruissait dans le vallon et faisait sur tous les arbres se balancer les bouquets de feuillages et de fruits. L’oreille s’emplissait d’une musique murmurante et les ombres valsaient en mesure.

Le moment d’après, la brise avait cessé d’errer et, dans la vallée entière, rien ne remuait plus que nos pieds voyageurs ; sur le versant opposé, l’ossature monstrueuse et les ravins de la montagne se devinaient vaguement au clair de lune. Et là-bas, très haut, dans quelque maison perdue, brillait une fenêtre éclairée, unique tache carrée, rougeâtre dans l’immense champ d’ombre morne de la nuit.

À un certain point, comme je marchais en contrebas par des détours rapides, la lune disparut derrière les monts et je poursuivis mon chemin dans une totale obscurité jusqu’à ce qu’un autre tournant me fît déboucher, à l’improviste, dans Saint-Germain-de-Calberte. Le village était endormi et silencieux et enseveli dans la nuit opaque. Seule, par une unique porte ouverte, une lueur de lampe s’évadait jusqu’à la route afin de me montrer que j’étais arrivé parmi les habitations des hommes. Les deux dernières commères de la soirée, bavardant encore près du mur d’un jardin, m’indiquèrent l’auberge. L’hôtelière mettait coucher ses poussins, le feu déjà était éteint qu’il fallut, non sans grommelage, rallumer. Une demi-heure plus tard, l’âne et moi aurions dû aller, sans souper, au perchoir.


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