I – Le bourriquet, la charge et le bât

vendredi 3 novembre 2023
par  Paul Jeanzé
popularité : 17%

Dans une petite localité, nommée Le Monastier, sise en une agréable vallée de la montagne, à quinze milles du Puy, j’ai passé environ un mois de journées délicieuses. Le Monastier est fameux par la fabrication des dentelles, par l’ivrognerie, par la liberté des propos et les dissensions politiques sans égales. Il y a dans cette bourgade des tenants des quatre partis qui divisent la France : légitimistes, orléanistes, impérialistes et républicains. Et tous se haïssent, détestent, dénigrent et calomnient réciproquement. Sauf, quand il s’agit de traiter ou une affaire ou de se donner les uns aux autres des démentis dans les disputes de cabaret, on y ignore jusqu’à la politesse de la parole. C’est une vraie Pologne montagnarde. Au milieu de cette Babylone, je me suis vu comme un point de ralliement. Chacun avait à cœur d’être aimable et utile pour un étranger. Cela n’était pas dû simplement à l’hospitalité naturelle des montagnards, ni même à l’étonnement qu’on y avait de voir vivre de son plein gré au Monastier un homme qui aurait pu tout aussi bien habiter en n’importe quel autre endroit du vaste monde ; cela tenait pour une grande part, à mon projet d’excursionner vers le Sud, à travers les Cévennes. Un touriste de mon genre était jusqu’alors chose inouïe dans cette région. On m’y considérait avec une piété dédaigneuse comme un individu qui aurait décidé un voyage dans la lune. Toutefois, non sans un intérêt déférent comme envers quelqu’un en partance vers le Pôle inclément. Chacun était disposé à m’aider dans mes préparatifs. Une foule de sympathisants m’appuyait au moment critique d’un marché. Je ne faisais plus un pas qui ne fût illustré par une tournée de chopines et célébré par un dîner ou un déjeuner.

On était déjà à la veille d’octobre que je n’étais pas encore prêt à partir. Pourtant aux altitudes où conduisait ma route, il n’y avait pas lieu d’escompter un été indien. J’avais résolu, sinon de camper dehors, du moins d’avoir à ma disposition les moyens de le faire. Rien n’est, en effet, plus fastidieux pour un type débonnaire, que la nécessité d’atteindre un refuge dès que vient la brune. Au surplus, l’hospitalité d’une auberge de village n’est point toujours une infaillible recommandation à qui chemine péniblement à pied. Une tente, surtout pour un touriste solitaire, ne laisse point d’être ennuyeuse à dresser, ennuyeuse encore à démonter et même, durant la marche, elle fournit un évident aspect particulier au bagage. Un sac de couchage, par contre, est toujours prêt : il suffit de s’y insinuer. Il sert à double fin : de lit pendant la nuit, de valise pendant le jour et il ne dénonce pas à tout passant curieux vos intentions de coucher dehors. C’est là un point important. Si un campement n’est pas secret, ce n’est qu’un endroit de repos illusoire. On devient un homme public. Le paysan sociable visite votre chevet après un souper hâtif et vous voilà dans l’obligation de dormir un œil ouvert et de vous lever avant l’aube. Je me décidai pour un sac de couchage et, après maintes recherches au Puy et pas mal de dépenses culinaires pour moi-même et mes conseillers, un sac « à viande » fut dessiné, bâti et apporté chez moi en triomphe.

L’enfant de mon invention avait quasiment six pieds carrés, outre deux flanquets triangulaires pour servir d’oreiller, la nuit, et de couvercle et de poche, le jour, à ce sac. Je l’appelle « sac », mais ce ne fut jamais un sac que par euphémisme. C’était seulement une sorte de long rouleau ou saucisson en bâche verte imperméable à l’extérieur et en fourrure de mouton bleue à l’intérieur. Commode comme valise, sec et chaud comme lit. Chambre à coucher spacieuse pour une seule personne et, à la rigueur, pouvant servir pour deux. Je pouvais m’y enfoncer jusqu’au cou. Car, ma tête je la confiais à une casquette en poil de lapin, munie d’un rebord à rabattre sur les oreilles et d’un cordon à passer sous le nez en manière de respirateur. En cas de pluie sérieuse, je me proposais de me fabriquer moi-même une menue tente, ou plutôt un tendelet, au moyen de mon waterproof, de trois pierres et d’une branche inclinée.

On comprendra sans peine que je ne pouvais porter cet énorme attirail sur mes propres épaules – simplement humaines. Restait à choisir une bête de somme. Or, un cheval est, d’entre les animaux, comme une jolie femme, capricieux, peureux, difficile sur la nourriture et de santé fragile. Il est de trop grande valeur et trop indocile pour être abandonné à lui-même, en sorte que vous voilà rivé à votre monture comme à un compagnon de chaîne sur une galère. Un chemin difficultueux affole le cheval, bref c’est un allié exigeant et incertain qui ajoute cent complications aux embarras du voyageur. Ce qu’il me fallait c’était un être peu coûteux, point encombrant, endurci, d’un tempérament calme et placide. Toutes ces conditions requises désignaient un baudet.

Habitait au Monastier un vieillard d’intelligence plutôt médiocre selon certains, que poursuivait la marmaille des rues et connu à la ronde sous le nom de Père Adam. Or, Père Adam avait une carriole et, pour la tirer, une chétive ânesse, pas beaucoup plus grosse qu’un chien, de la couleur d’une souris, avec un regard plein de bonté et une mâchoire inférieure bien dessinée. Il y avait autour de la coquine, quelque chose de simple, de racé, une élégance puritaine, qui frappa aussitôt mon imagination. Notre première rencontre eut lieu sur la place du marché, au Monastier. Afin de prouver son excellente humeur, les enfants à tour de rôle s’installèrent sur son dos pour une promenade et, l’un après l’autre, tête première, pirouettèrent en l’air, jusqu’à ce que le manque de confiance commençât de régner au cœur de cette jeunesse et que l’épreuve cessât faute de concurrents. J’étais déjà soutenu par une députation de mes amis, mais comme si cela ne suffisait pas, tous les acheteurs et vendeurs m’entourèrent et m’aidèrent au marchandage. L’ânesse et moi et Père Adam devînmes le centre d’un vrai brouhaha pendant presque une demi-heure. Enfin, la bête me fut cédée à raison de soixante-cinq francs et d’un verre d’eau-de-vie. Le sac avait déjà coûté quatre-vingts francs et deux verres de bière, de sorte que Modestine (ainsi la baptisai-je sur-le-champ) était, tout compte fait, l’article le meilleur marché. En vérité, il en devait être ainsi, car l’ânesse n’était qu’un accessoire de ma literie ou un bois de lit automatique sur quatre pieds.

J’eus une dernière entrevue avec le Père Adam dans une salle de billard, à l’heure ensorcelante de l’aurore, lorsque je lui administrai l’eau-de-vie. Il se déclara fort ému par la séparation et affirma qu’il avait souvent acheté du pain blanc pour son bourriquet, alors qu’il s’était contenté de pain bis pour lui-même. Mais ceci, à s’en référer aux meilleures autorités, devait être un écart d’imagination. Il était réputé en ville pour maltraiter brutalement le baudet. Pourtant il est certain qu’il versa une larme et que la larme traça un sillon propre jusqu’au bas d’une joue.

Sur le conseil d’un fallacieux bourrelier de l’endroit, une sellette en cuir me fut fabriquée, munie de courroies afin d’attacher mon paquetage et, pensif, j’achevai mon équipement et disposai mon trousseau. En manière d’armes et de batterie de cuisine, je pris un revolver, une petite lampe à alcool et une poêle, une lanterne et quelques chandelles d’un sou, un couteau de poche et une large gourde en peau. Le principal chargement consistait en deux assortiments complets de vêtements de rechange – outre mes habits de voyage en velours campagnard, mon paletot de marin et un chandail en tricot – quelques livres, ma couverture de voyage qui, elle aussi en forme de sac, me faisait double enveloppe pour les nuits froides. La réserve permanente était représentée par des plaquettes de chocolat et des boîtes de saucisses boulonnaises. Tout cela, à l’exception de ce que je portais sur moi, fut facilement entassé dans le sac en peau de mouton et, par une heureuse inspiration, j’y ajoutai mon havresac vide, plutôt par commodité de portage que dans la pensée qu’il pourrait m’être nécessaire au cours de mon voyage. Pour les besoins les plus pressants, je pris un gigot froid de mouton, une bouteille de beaujolais et une provision importante de pain bis et blanc, comme Père Adam, pour moi-même et le baudet ; toutefois, dans mon projet, la destination de ces derniers objets était inverse.

Les gens du Monastier, de toutes nuances d’opinion politique, s’accordèrent pour me prédire maintes mésaventures grotesques et me menacer de mort subite dans des conditions extravagantes. Sur froid, loups, voleurs et par-dessus tout les mauvais tours de la nuit était quotidiennement et éloquemment appelée mon attention. Pourtant, dans ces vaticinations, on négligeait l’évident, le véritable danger. Comme chrétien c’est de mon bagage que j’ai eu à souffrir en chemin. Avant de raconter mes malchances personnelles, que l’on me permette de dire en peu de mots la leçon de mon expérience. Si le paquetage est bien attaché par des courroies aux extrémités et pend à pleine longueur, – pas replié en deux, bon Dieu ! – à travers la selle de bât, le voyageur n’a rien à craindre. La selle de bât pourra certes n’être point ajustée, telle est l’imperfection de notre vie éphémère ; elle pourra assurément glisser et tendre à se renverser, mais il y a des pierres de chaque côté d’une route et on apprend bientôt l’art de corriger n’importe quel penchant au déséquilibre au moyen d’un caillou bien placé.

Le jour de mon départ, j’étais debout un peu après cinq heures. Vers six heures, nous commençâmes à charger le baudet et dix minutes plus tard mes espérances gisaient dans la poussière. Le bât ne prétendait pas tenir sur le dos de Modestine, même une demi-minute. Je le renvoyai à son fabricant avec lequel j’eus une prise de bec tellement injurieuse que le trottoir de la rue était garni, de nous à vous, d’une foule de badauds qui regardaient et écoutaient. Le bât changea de mains avec beaucoup de vivacité. Peut-être serait-il plus exact de dire que nous nous le jetâmes réciproquement à la tête. En tout cas, étions-nous fort échauffés et inamicaux et parlions-nous avec une excessive liberté.

J’obtins une banale selle de bât – une barde comme on dit – qui convenait à Modestine et une fois de plus je la chargeai de mon attirail. Le sac replié, mon paletot marin (car il faisait chaud et j’allais marcher en vareuse) une longue miche de pain noir et un panier sans couvercle qui renfermait le pain blanc, le gigot de mouton et les bouteilles furent accrochés ensemble par une série de nœuds fort perfectionnés et j’en examinai le résultat avec une vaine satisfaction. Dans un monstrueux chargement de ce genre, le fardeau entier portait sur l’encolure du baudet et rien en dessous ne faisant contrepoids, sur un bât aux sangles neuves qui n’avait jamais servi à l’équipement de l’animal, accroché au surplus par des courroies neuves aussi qu’on pouvait s’attendre à voir s’élargir et se distendre pendant la route, même le touriste le plus insoucieux aurait pressenti une catastrophe imminente. Ce système perfectionné de nœuds, au surplus, était l’œuvre de trop nombreux sympathisants pour être réalisé fort habilement. Il est vrai qu’ils avaient serré les cordes énergiquement. Pas moins de trois à la fois, un pied sur l’arrière-train de Modestine, ils tirèrent là-dessus grinçant des dents. Or, j’appris par la suite qu’une seule personne entendue, sans le moindre déploiement de force, pouvait faire plus efficace besogne qu’une demi-douzaine de domestiques enthousiastes et en transpiration. Mais je n’étais alors qu’un novice. Même après la mésaventure du bât, rien ne pouvait troubler ma confiance et je franchis le seuil de l’écurie comme un bœuf se dirige à l’abattoir.


[ Télécharger l'article au format PDF]

Annonces

Convalescence : les poézies de l’année 2023

Mardi 15 janvier 2024

Quand bien même notre corps aurait besoin d’une petite pause pour quelques réparations sommaires, rien n’empêche notre esprit de continuer à vagabonder : dans le ciel et sur la terre ; dans les montagnes et sur la mer…

Convalescence