Chapitre I

mercredi 8 février 2023
par  Paul Jeanzé
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Le billet de chemin de fer que l’on prend pour aller à Bécon-les-Bruyères est semblable à celui que l’on prend pour se rendre dans n’importe quelle ville. Il est de ce format adopté une fois pour toutes en France. Le retour est marqué de ce même « R » rouge que celui de Marseille. Les mêmes recommandations sont au verso. Il fait songer aux gouverneurs qui ont la puissance de donner à un papier la valeur qu’ils désirent, simplement en faisant imprimer un chiffre, et, par enchaînement, aux formalités administratives qui ne diffèrent pas quand il s’agit de percevoir un franc ou un million.

Il n’est que le ticket de papier ordinaire, d’un format inhabituel, que remet le contrôleur au voyageur sans billet après l’avoir validé d’une signature aussi inutile que celle d’un prospectus, qui paraisse assorti au voyage de Bécon-les-Bruyères.

De même qu’il n’existe plus de bons enfants rue des Bons-Enfants, ni de lilas à la Closerie, ni de calvaire place du Calvaire, de même il ne fleurit plus de bruyères à Bécon-les-Bruyères. Ceux qui ne sont pas morts, des personnages officiels qui, en 1891, inaugurèrent la gare et des premiers joueurs de football dont les culottes courtes tombaient jusqu’aux genoux, se rappellent peut-être les terrains incultes où elles poussaient, les quelques cheminées d’usines perdues au milieu d’espaces libres, et les baraques de planches qui n’avaient pas encore les inclinaisons découvertes pendant la guerre. En retournant aujourd’hui en ces lieux, ils chercheraient vainement les drapeaux et les lampions, ou le vestiaire et les buts de leurs souvenirs. Bien qu’ils fussent alors adultes, les rues leur sembleraient plus petites. Bécon-les-Bruyères a grandi sans eux. La ville a eu du mal, comme le boute-en-train assagi, à se faire prendre au sérieux. Les témoins de son passé la gênent. Aussi les accueille-t-elle avec froideur, dans une gare semblable aux autres gares. Au hasard d’une promenade ils retrouveraient pourtant quelques bruyères, désormais aussi peu nombreuses pour donner un nom à une cité que le bouquet de lilas d’une étrangère à une closerie. Des maisons de quatre à huit étages recouvrent les champs où elles fleurirent. Comme construites sur des jardins, sur des emplacements historiques, sur des terrains qui, au moment où l’on creusa les fondations, révélèrent des pièces de monnaie, des ossements et des statuettes, elles portent sur leur façade cette expression des hommes qui ont fait souffrir d’autres hommes et dont la situation repose sur le renoncement de leurs amis. Leur immobilité est plus grande. Les habitants aux fenêtres, la fumée s’échappant des cheminées, les rideaux volant au-dehors ne les animent point. Elles pèsent de tout leur poids sur les bruyères comme les monuments funéraires sur la chair sans défense des morts. Et si, pour une raison d’alignement, l’un de ces immeubles était démoli et que de nouvelles bruyères poussassent à cet endroit, il semblerait à l’étranger que ce fussent elles, et non celles qui ne sont plus, qui incitèrent les Béconnais, au temps où la poste et les papiers à en-tête n’existaient pas, à embellir leur village d’un nom de fleur, cela dans le seul but de plaire puisque l’autre Bécon de France est trop loin pour être confondu avec celui-ci. Il semblerait aussi à cet étranger que les bruyères naissent ici comme le houblon dans le Nord ou les oliviers sur les côtes de la Méditerranée, que c’est la densité du sol qui ait déterminé cette appellation et non, ce qui est plus aimable, le hasard d’une floraison.

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Bécon-les-Bruyères existe à peine. La gare qui porte pourtant son nom printanier prévient le voyageur, dès le quai, qu’en sortant à droite il se trouvera côté Asnières, à gauche côté Courbevoie. Il est donc nécessaire, avant de parler de cette ville, de tirer à soi tout ce qui lui appartient, ainsi que ces personnes qui rassemblent les objets qui leur appartiennent avant de les compter. L’enchevêtrement des communes de banlieue empêche d’avoir cette manie. Aucun accident de terrain, aucune de ces rivières qui suivent le bord des départements ne les sépare. Il y a tant de maisons que l’on pense être dans un vallon alors que l’on se trouve sur une colline. Des rues simplement plus droites et plus larges que les autres servent de frontières. On passe d’une commune à l’autre sans s’en rendre compte. On a déjà atteint Suresnes alors que l’on croyait se promener dans Bécon côté Courbevoie.

En écrivant, je ne peux m’empêcher de songer à ce village encore plus irréel que Bécon, dont le nom teinté de vulgarité est frère de celui-ci, à ce village qui a été le sujet de tant de plaisanteries si peu drôles qu’il est un peu désagréable de le citer, à Fouilly-les-Oies. Pendant vingt ans, il n’est pas un des conscrits des cinq plus grandes villes de France qui n’ait prononcé ce nom. Ainsi que les mots rapportés de la guerre, il a été répété par les femmes et les parents. Mais il n’évoque déjà plus le fouillis et les oies d’un hameau perdu. Le même oubli est tombé sur lui, qui n’existe pas que sur Bécon. Car Bécon-les-Bruyères, comme Montélimar et Carpentras ont failli le faire, a connu la célébrité d’un mot d’esprit. Il fut un temps où les collégiens, les commis voyageurs, les gendarmes, les étrangers comparaient tous les villages incommodes et malpropres à Bécon. C’était le temps où les grandes personnes savaient, elles aussi, combien de millions d’habitants avaient les capitales et la Russie ; le temps paisible où les statistiques allaient en montant, où l’on s’intéressait à la façon dont chaque peuple exécutait ses condamnés à mort, où la géographie avait pris une importance telle que, dans les atlas, chaque pays avait une carte différente pour ses villes, pour ses cours d’eau, pour ses montagnes, pour ses produits, pour ses races, pour ses départements, où seul l’almanach suisse Pestalozzi citait avec exactitude la progression des exportations, le chiffre de la population de son pays fier de l’altitude de ses montagnes et confiant à la pensée qu’elles seraient toujours les plus hautes d’Europe. Les enfants s’imaginaient qu’un jour les campagnes n’existeraient plus à cause de l’extension des villes. Le cent à l’heure, les usines modèles qui ne cessaient pas de travailler au moment où les excursionnistes les visitaient, les transatlantiques en miniature des agences maritimes, imités parfaitement mais dont les lits des cabines n’avaient point de draps, les premières poupées mécaniques dont les mêmes gestes, aux devantures des pharmacies, recommençaient si vite que l’on restait avec l’espoir d’une autre fin, les aéroplanes à élastique dont les roues ne servaient pas à l’atterrissage étaient dans les esprits. Il y avait même des comètes dans le ciel. Les derniers perfectionnements apportés aux télescopes étaient expliqués dans les magazines. La ligne la plus rapide du monde était Paris-Boulogne. Des revues scientifiques paraissaient tous les mois. Des aigles attaquaient les avions, des requins les scaphandriers. La maquette du tunnel sous la Manche était prête. C’était l’Angleterre qui s’opposait à la construction de celui-ci.

Bécon-les-Bruyères naquit alors. Il fallait à la possibilité proche du tour du monde en quatre-vingts jours, aux horizons larges, aux cités tentaculaires un contrepoids. On s’habituait à dire : « Il a beaucoup voyagé : il vient de Bécon-les-Bruyères. C’est un Parisien de Bécon-les-Bruyères. » Cela devenait une rengaine semblable à : « Et ta sœur ? » mais sans ces réponses toutes prêtes qui donnaient successivement le beau rôle à l’un et l’autre des interlocuteurs, car c’est à prononcer la dernière réplique que tendent de nombreuses gens.

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Comme devant une personne dont on vous a dit qu’elle est drôle, et avec laquelle on demeure subitement seul à parler sérieusement après que l’ami qui vous l’a présentée est parti, on est saisi, en arrivant à Bécon-les-Bruyères, de ce sentiment qui veut que, du moment que les choses existent, elles cessent d’être amusantes.

Bécon-les-Bruyères tant de fois prononcé, tant de fois sujet de plaisanteries apparaît tout d’un coup aussi grave que Belfort. Les panneaux de la gare, les bandes de papier collées sur les verres des lanternes, les enseignes des magasins, où figure le nom de la ville, ne provoquent aucun sourire. Les cheminots, les voyageurs et les ménagères ne les remarquent même pas. Ils ont oublié qu’ils habitent ce Bécon-les-Bruyères qui, avec les ans, a acquis l’état d’esprit du personnage porteur d’un nom ridicule et qui, toute sa vie, a entendu la même plaisanterie souvent poussée à une brutalité, au point que plusieurs fois il a songé à demander dans quel ministère il faut se rendre pour faire supprimer légalement une ou deux syllabes de son nom. Bécon-les-Bruyères cesse d’appartenir à l’imagination. On n’a plus la force d’entraîner dans le ridicule tous ces gens qui ont des soucis et des joies, toutes ces maisons dont les portes et les fenêtres s’ouvrent comme ailleurs, tous ces commerçants qui obéissent à la loi de l’offre et de la demande. On se sent devenir faible et petit, comme ces groupes d’amis qui, après s’être rendus dans un endroit pour en rire, ne risquent aucune des plaisanteries qu’ils avaient projetées et ne retrouvent leur esprit que le lendemain quand, de nouveau, ils se réunissent.

En s’éloignant de la gare, comme aucune enseigne, aucun signe ne rappelle l’endroit où l’on se trouve, on marche en se répétant : « Je suis cependant à Bécon-les-Bruyères. » Tout est normal. Alors que l’on s’attendait à quelque chose, les immeubles ont des murs et des cheminées, les rues des trottoirs, les gens que l’on rencontre les mêmes vêtements que ceux de la ville que l’on quitte. Rien de différent ne retient l’attention.
Comme si l’on était arrivé par la route, il faudrait arrêter les passants qui portent un uniforme pour leur poser des questions, acheter des gâteaux secs pour lire sur le sac l’adresse de l’épicier. Il faudrait entrer dans les maisons et y lire, à tous les étages, les mêmes papiers, les mêmes factures pour se reconnaître.


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