IX. Maux d’esprit

vendredi 11 août 2023
par  Paul Jeanzé
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L’imagination est pire qu’un bourreau chinois ; elle dose la peur ; elle nous la fait goûter en gourmets. Une catastrophe réelle ne frappe pas deux fois au même point ; le coup écrase la victime ; l’instant d’avant elle était comme nous sommes quand nous ne pensons point à la catastrophe. Un promeneur est atteint par une automobile, lancé à vingt mètres et tué net. Le drame est fini ; il n’a point commencé ; il n’a point duré ; c’est par réflexion que naît la durée.

Aussi, moi qui pense à l’accident, j’en juge très mal. J’en juge comme un homme qui, toujours sur le point d’être écrasé, ne le serait jamais. J’imagine cette auto qui arrive ; dans le fait, je me sauverais si je percevais une telle chose ; mais je ne me sauve pas, parce que je me mets à la place de celui qui a été écrasé. Je me donne comme une vue cinématographique de mon propre écrasement, mais une vue ralentie, et même arrêtée de temps en temps ; et je recommence ; je meurs mille fois et tout vivant. Pascal disait que la maladie est insupportable pour celui qui se porte bien, justement parce qu’il se porte bien. Une maladie grave nous accable sans doute assez pour que nous n’en sentions plus enfin que l’action présente. Un fait a cela de bon, si mauvais qu’il soit, qu’il met fin au jeu des possibles, qu’il n’est plus à venir, et qu’il nous montre un avenir nouveau avec des couleurs nouvelles. Un homme qui souffre espère, comme un bonheur merveilleux, un état médiocre qui, la veille, aurait fait son malheur peut-être. Nous sommes plus sages que nous ne croyons.

Les maux réels vont vite, comme le bourreau va chez nous. Il coupe les cheveux, échancre la chemise, lie les bras, pousse l’homme. Cela me paraît long, parce que j’y pense, parce que j’y reviens, parce que j’essaie d’entendre ce bruit des ciseaux, de sentir la main des aides sur mon bras. Dans le fait une impression chasse l’autre, et les pensées réelles du condamné sont des frissons sans doute, comme les tronçons d’un ver ; nous voulons que le ver souffre d’être coupé en morceaux ; mais dans quel morceau sera la souffrance du ver ?

On souffre de retrouver un vieillard revenu à l’enfance, ou un ivrogne hébété qui nous montre « le tombeau d’un ami ». On souffre parce que l’on veut qu’ils soient en même temps ce qu’ils sont et ce qu’ils ne sont plus. Mais la nature a fait son chemin ; ses pas sont heureusement irréparables ; chaque état nouveau rendait possible le suivant ; toute cette détresse que vous ramassez en un point est égrenée sur la route du temps ; c’est le malheur de cet instant qui va porter l’instant suivant. Un homme vieux, ce n’est pas un homme jeune qui souffre de la vieillesse ; un homme qui meurt ce n’est pas un vivant qui meurt.

C’est pourquoi il n’y a que les vivants qui soient atteints par la mort, que les heureux qui conçoivent le poids de l’infortune ; et, pour tout dire, on peut être plus sensible aux maux d’autrui qu’à ses propres maux, et sans hypocrisie. De là un faux jugement sur la vie, qui empoisonne la vie, si l’on n’y prend garde. Il faut penser le réel présent de toutes ses forces, par science vraie, au lieu de jouer la tragédie.

12 décembre 1910


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