Mangeclous

(1938)
lundi 7 juin 2021
par  Paul Jeanzé
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De père en fils, les Solal Cadets avaient continué de parler français. Leur langage - parfois archaïque, souvent incorrect et confus - faisait sourire les touristes français qui, aussitôt débarqués, recevaient la visite des Valeureux chargés de menus cadeaux. Durant les soirées d’hiver, les cinq amis lisaient ensemble Villon, Rabelais, Montaigne ou Corneille pour ne ps perdre l’habitude des "tournures élégantes" qui faisaient monter des larmes aux yeux de Saltiel et de Salomon. Les cinq amis étaient fiers d’être demeurés citoyens français. Mattathias, Salomon et Saltiel avaient été dispensés du service militaire. Mais Michaël et Mangeclous tiraient orgueil de l’avoir accompli au cent quarante et unième d’infanterie de Marseille. Michaël avait été un beau tambour-major et Mangeclous un âpre caporal.
Éditions Folio - Page 46

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Haha, un amant c’est plus poétique, vient de dire l’extrémité du vermicelle des vermisseaux ! Ah, messieurs, que vienne un romancier qui explique enfin aux candidates à l’adultère et aux fugues passionnelles qu’un amant ça se purge ! Ah, qu’il vienne, le romancier qui montrera le Prince Wronsky et sa maîtresse adultère Anna Karenine échangeant des serments passionnés et parlant haut pour couvrir leurs borborygmes et espérant chacun que l’autre croira être le seul à borborygmer. Qu’il vienne, le romancier qui montrera l’amante changeant de position ou se comprimant subrepticement l’estomac pour supprimer les borborygmes tout en souriant d’un air égaré et ravi ! (Les Valeureux écoutaient, la bouche ouverte et les yeux ronds, cette virulence inattendue.) Qu’il vienne, le romancier qui nous montrera l’amant, prince Wronsky et poète, ayant une colique et tâchant de tenir le coup, pâle et moite, tandis que l’Anna lui dit sa passion éternelle. Et lui, il lève le pied pour se retenir. Et comme elle s’étonne, il lui explique qu’il fait un peu de gymnastique norvégienne ! Et puis il n’en peut plus et il prie sa bien-aimée de le laisser seul pour un instant car il doit créer de la poésie à vers ! Et, resté seul dans le cabinet de travail parfumé, il est traqué ! Il n’ose aller dans le réduit accoutumé, car la mignonne Anna est dans l’antichambre ! Alors, le prince Wronsky s’enferme à clef et prend un chapeau melon et s’accroupit à la manière de Rébecca, ma femme qui, elle, ne prétend pas être une créature d’art et de beauté ! Et soudain, voici qu’arrive le mari de l’adultère, monsieur Karénine, qui a défoncé la porte de la rue ! Et alors la passionnée Anna lui dit qu’elle ne veut plus de lui, que le prince Wronsky et elle sont dans un ouragan et que lui, Karénine, est un mari dégoûtant et peu poétique ! "Le prince Wronsky, crie-t-elle, m’a ouvert les portes du royaume ! Ô chien de mari, ô jaune, ô fils de la pantoufle et du cataplasme, sais-tu ce que fait en ce moment mon trésor, mon aigle de passion ? Il crée des vers !" Et le prince Wronsky qui a mangé trop de melon et bu trop d’eau glacée est accroupi sur son chapeau melon ou plutôt sur son képi d’aide de camp et il s’y soulage et murmure le nom de sa maman avec infinie faiblesse et délectation ! Accroupi devant le piano, il frappe sur les touches et il joue un noctambule de Chopin pour couvrir d’autres bruits ! Voilà un roman selon mon coeur ! Et le mari, le pauvre mari Karénine, s’en va. Et Anna frappe et demande : "Cher prince Wronsky, avez-vous fini de créer ?" Et le prince répond : "Tout de suite, ma noble colombe, les vers ne sont pas encore finis." Et cinq minutes après, il lui dit d’entrer dans la chambre dont la fenêtre est grande ouverte. Et il n’y a plus de képi par terre, car il l’a enfermé dans la bibliothèque, ce charmant amant ! Et sur le tapis il a répandu des parfums ! Et il lui dit : "Ah, que c’est bon de créer de l’art ! - Oui, cher prince, répond l’adultère avec respect, ce doit être merveilleux ! - Oui, s’écrie le prince poète, il y a des moments où il faut que ça sorte !" Et l’idiote baise sa main si respectueusement. Enfin elle a trouvé un non-mari ! Un éternellement poétique ! Voilà, voilà le roman qu’il faut écrire pour les femmes et pour mes maudites filles qui sont tout le temps à regarder les officiers grecs ! Mais à quoi bon ? Elles ne le lieraient pas. Elles ont si peu d’imagination que, même si on leur dit que le plus bel amant du monde tire une certaine chasse dans un certain petit lieu, elles ne le sauront pas. Mais pour ce qui est de leur mari elles le savent, parce qu’elles l’ont entendu tirer, le pauvre ! Mensonge, mensonge, l’amour est fait de mensonge ! Supposez que cette maudite Anna qui a lâché son joli petit enfant pour fuir avec le dévastateur de melons, supposez que, par un hasard extraordinaire, elle ait surpris pour la première fois son prince Wronsky fonctionnant en un certain lieu que mon esprit élégant se refuse à désigner clairement ! Et bien, croyez-vous qu’elle aurait eu le coup de foudre qu’elle a eu en le voyant au bal, si bien habillé et parfumé et ainsi de suite ? Non, messiers, non ! Qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve qu’il faut feindre, se retenir, n’être pas naturel, jouer la comédie pour que l’amour naisse ! Et si, à sa première rencontre avec ce Wronsky elle l’avait entendu venter et pétarader involontairement - ce qui arrivait à ce Wronsky, je le jure ! - serait-elle tombée amoureuse ? Non ! Mille fois non messieurs ! Alors, quelle valeur accorder à un sentiment si fragile qu’un léger vent suffit à l’abattre et à le flétrir ? D’ailleurs quelle valeur accorder à un émoi que la plèbe éprouve ? Je déteste leurs Julot à sa Tata pour la vie ! En résumé, messieurs, à bas la passion soit-disant absolue et irrésistible et inéluctable ! Et vive le mariage ! Voilà ma pensée. Le vrai amour ce n’est pas de vivre avec une femme parce qu’on l’aime mais de l’aimer parce que l’on vit avec elle. Ainsi fais-je avec ma Rébecca chérie qui est le corps de mon âme et l’âme de mon corps et que j’adore, mais je ne lui dis pas car tout n’est pas bon à dire aux épouses, car ensuite elles prennent des airs. L’amour c’est l’habitude et non jeux de théâtre. Les amours poétiques païennes genre Anna Karénine ce sont des mensonges où il faut parader, ne pas faire certaines choses, se cacher, jouer un rôle, lutter contre l’habitude. Le saint amour, c’est le mariage, c’est de rentrer à la maison et tu la vois. Et si tu as un soucis, elle te prend la main et te parle et te donne du courage.Et tient tes comptes, dit Mattathias charmé.

- Et vous allez à la mort ensemble, conclut le moraliste. Voilà, messieurs, je vous ai raconté la vraie histoire de ce Wronsky et de cette éhontée d’Anna, telle qu’elle m’a été racontée par un mien ami.

- Menteur !

- C’est vrai, reconnut Mangeclous en faisant craquer ses immenses mains. Si je ne mentais pas, que me resterait-il ? Mais les romanciers mentent plus profond que moi. Ils font tous de mauvais livres qui font croire aux jeunes filles que l’amour est une volière du paradis et aux femmes que le mariage est un égout ! Menteurs, vrais menteurs et empoisonneurs, tous ces écrivains distingués qui montrent leurs poétiques héroïnes buvant et mangeant de manière enchanteresse et croquant d’un air mutin quelques grains de raisin. Eh bien, messieurs, permettez-moi de m’étonner que jamais ils ne nous parlent des suites de ces croquements mutins. Oui, messiers, depuis Homère jusqu’à Tolstoï, les jeunes héros et héroïnes souffrent, surtout s’ils sont beaux, d’un épouvantable rétention. Ils n’en peuvent plus. Il y a plus de trente ans, par exemple, qu’une certaine Natacha Rostova boit et l’auteur ne lui accorde pas la permission de se retirer un seul instant ! Tous les amants, toutes les amantes de Shakespeare, de racine, de Dante n’en peuvent plus de la continence qui leur a été imposée par leurs auteurs. Ils se tordent de douleur, entrecroisent leurs jambes depuis des siècles pour rester convenables ! Mais aujourd’hui, c’est la libération et la révolte ! Moi, Mangeclous, je vous donne licence et permission, ô charmantes héroïnes et nobles héros de passion ! Avouez que vous n’en pouvez plus ! Vous tous, martyrisés du roman, finissez-en avec cette sécheresse et jaillissez enfin loin et fort, en un jet unanime et joyeux et véridique, franchement et fraternellement ! Messieurs, j’ai fini ma péroraison !
Éditions Folio - Page 137

*

- Certains peuples me font penser à des enfants, soupira Saltiel. Ils se chipent des choses, territoires ou gâteaux, c’est la même chose, puis ils se fâchent avec celui-ci, contractent amitié avec cet autre avec lequel ils se fâchent le lendemain. Des fourmis avec une âme de girouette et une cervelle d’étourneau.
- Mais pour l’antisémitisme, ils ne changent pas d’avis, dit Michaël.
- Mais pourquoi sont-ils antisémites, oncle ? Expliquez-le-moi, demanda Salomon.
- Ils font des guerres. Quand ils en ont fini une, ils en préparent une autre. Et ils font des dettes pour ça. Et ils sont furieux de n’avoir plus d’argent. Et alors ils nous donnent des coups de bâton pour se consoler et ils disent que c’est notre faute si tout va mal. Au lieu de passer gentiment leur petit temps de vie, ils font des méchancetés et puis ils meurent.
Éditions Folio - Page 143

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[...]
- N’empêche, dit Mattathias, que je trouve inconsidéré ce docteur Weizmann de faire tant d’histoires pour Saltiel qui est, après tout, un inconnu malgré ses inventions dont personne n’a voulu.
- je suis un inconnu, moi ? Mais ne sais-tu pas qu’un livre tout entier appelé "Sola" a été écrit sur moi avec mon propre nom et que l’écrivain de ce livre est un Cohen dont le prénom étrange est Albert. Et que cet Albert, né en l’île de Corfou, voisine de la nôtre, est le petit-fils de l’Ancien de la communauté de Corfou qui faillit épouser ma mère, ce qui fait que cet Albert est en quelque sorte mon parent ! Ne sais-tu pas que dans tous les pays du monde et même à Ceylan, ô Mattathias, on me trouve sympathique grâce à ce livre et ne l’as-tu pas lu ?
- J’ai lu le livre et il ne me plaît pas, dit Mattathias.
- Et moi, il me plaît ! dit Salomon. Bisque et rage, moi il me plaît ! Sauf qu’il y a une page où une dame est toute nue. Mais cette page je l’ai déchirée.
Messieurs, dit Mangeclous, ne perdons pas de temps avec des romans ! Il ne s’agit pas de romans mais de courir à la Société des Nations ! L’oncle est connu, c’est un fait, et moi aussi. Et je vais l’être encore davantage puisque je vais être ministre des Affaires étrangères.
Éditions Folio - Page 264

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[...]Ce vieil Israélite de mon coeur - je suis son fils et son dévot - changeait sa valise de main, la posait à terre, la reprenait, souriait, la posait de nouveau, emmêlait sa barbe, toussotait pour attirer l’attention, souriait à déchirer le coeur, se grattait le front pour faire quelque chose, levait ses bons yeux et surtout guignait du côté de la porte.
(Oui, son dévot. Car il est de la race qui a proclamé l’homme sur terre et combat à la nature. J’aurais tant de choses à dire, tellement plus importantes que toutes ces histoires valeureuses. Un jour viendra. En tout cas, je t’aime tel que tu es, mon livre auquel je me remets en ce matin noir d’hiver, tandis que tous dorment dans la maison triste. Patience, mes amis.)
Éditions Folio - Page 270

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Que faisait-il au milieu de ces mannequins politiques ? Et surtout le crime d’être né juif. D’être né. Pas une ville au monde sur les murs de laquelle il n’eût lu le "Mort aux Juifs". Ceux qui traçaient ces mots ne savaient-ils pas que les Juifs étaient des humains avec des yeux pour voir et un coeur pour souffrir ? Ne savaient-il pas que les Juifs baissaient la tête pour ne pas voir le méchant vœu de mort ?
Éditions Folio - Page 331

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Dans le grand salon du premier étage, des couples dansaient. Il regarda à travers les rideaux de tulle, soudain éberlué par ces femmes décolletées qui collaient honnêtement leur corps contre des hommes qui n’étaient pas leurs maris. Cette jeune marquise de Forestelle, si son danseur, ami de son mari, la touchait dix fois moins à midi, elle glapirait de vertu offensée ! Mais il était dix heures du soir et, de plus, ce demi-accouplement était baptisé tango. En conséquence elle souriait aimablement à son demi-étalon. Étrange invention, la danse. Pas d’histoires, pas de complications pour se faire aimer, pas de clairs de lune, pas de lettres. Immédiatement, on pouvait la toucher et se l’appliquer verticalement partout, tout comme si elle vous aimait. Maintenant, c’était le représentant de la Perse que son mari lui présentait et avec lequel elle se quasi-accouplait debout. Voilà, ce Persan inconnu s’excitait contre elle et elle souriait et elle se laissait manier et le Persan qui la voyait pour la première sentait la fermeté rebondissante des seins. Sans autre préparation, sans avoir à lui parler de ses beaux cheveux et de sa belle âme, il gironnait contre elle.
Je n’aurais qu’à entrer et dans cinq minutes je pourrais aussi la triturer sous prétexte de tournis mondain. Mais si dans la rue je voulais en faire de même, elle hurlerait d’épouvante et appellerait la police. Je n’y comprends rien.
Et ils étaient une cinquantaine de couples à faire cela debout et à se sourire et tous se considéraient comme parfaitement honnêtes ! mais pourquoi ne finissaient-ils pas dans les chambres ce qu’ils avaient commencé ici ? Trop vertueux, n’est-ce pas ? Hypocrites ! Et comme ils le trouveraient antipathique s’ils l’entendaient !
Et cette autre, assise, qui croisait ses jambes et les montrait jusqu’au genou. Pourquoi s’offenserait-elle s’il entrait et s’il relevait cette jupe un peu plus haut que le genou ? Infernale civilisation. Ces femmes s’attifaient de manière à faire saillir le bas de leur dos et à dessiner leurs seins et si quelque brave garçon naïf approchait sa main de ce qu’elles voulaient qu’il eût de toucher, elles mugissaient aussitôt et le faisaient mettre en prison !
Éditions Folio - Page 333


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