L’architecture du temps

mardi 3 mai 2022
par  Paul Jeanzé
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La civilisation technique est la conquête de l’espace par l’homme. C’est un triomphe auquel on ne parvient, le plus souvent, qu’en sacrifiant l’une des composantes essentielles de l’existence : le temps. Dans la civilisation technique, nous gaspillons le temps pour gagner l’espace. Notre principal objectif devient la mise en valeur de notre pouvoir sur le monde de l’espace. Cependant, avoir davantage ne signifie pas être davantage. Le pouvoir que nous acquérons dans le domaine de l’espace s’arrête assez brusquement aux limites du temps. Et le temps est le cœur de l’existence.

C’est certainement l’une de nos tâches principales que d’acquérir le contrôle du domaine de l’espace ; mais le danger commence lorsque, pour acquérir ce pouvoir au royaume de l’espace, nous trahissons toute aspiration au royaume du temps. Car il est un royaume du temps ; là, le but n’est pas d’avoir, mais d’être ; non pas posséder, mais donner ; non pas régner, mais partager ; non pas vaincre, mais adhérer. Notre vie est malsaine lorsque le contrôle de l’espace, la conquête des objets de l’espace, deviennent notre unique préoccupation.

Rien n’est plus utile que la puissance, rien n’est plus terrifiant. Nous avons souvent souffert d’une dégradation par la pauvreté, nous sommes maintenant menacés d’une dégradation par la puissance. Il existe un bonheur dans l’amour du travail, il existe une misère dans l’amour du gain. Bien des cœurs se sont brisés, comme des amphores, aux fontaines de l’enrichissement. L’homme s’est livré en esclavage aux choses, aux objets matériels ; il est devenu simple récipient qu’on brise à la fontaine.

La civilisation technique procède avant tout du désir qu’a l’homme de vaincre et maîtriser les forces de la nature. Métallurgie, tissage, agriculture, architecture, navigation, tout se meut et progresse dans le milieu spatial. De nos jours, l’esprit humain est si préoccupé des objets spatiaux qu’ils dominent toute nos activités. Les religions elles-mêmes sont souvent imprégnées de l’idée d’une divinité située dans l’espace, en des lieux déterminés, montagnes, forêts, arbres ou pierres qu’on élit comme lieux sacrés ; la divinité se trouve liée au pays, la sainteté associée à des objets et la question primordiale devient : où est le dieu ? L’idée que Dieu est présent dans l’univers soulève l’enthousiasme, mais on la comprend plutôt comme la présence de Dieu dans l’espace, et non dans le temps, dans la nature et non dans l’histoire comme s’il était un objet et non pas un esprit.

Même une religion panthéiste est une religion de l’espace : l’Être suprême et conçu comme un espace infini. Le Deus sive natura [1] a comme attribut l’espace, la possibilité de s’étendre, et non pas le temps ; le temps pour Spinoza n’est qu’une notion accessoire au mouvement, un mode de pensée ; sa tentative pour créer une philosophie more geometrico [2], donc basée sur une science de l’espace, est caractéristique de sa « mentalité spatiale ».

Pour un esprit primitif, il est difficile de concevoir une idée sans s’appuyer sur l’imagination, et c’est dans l’empire de l’espace que règne l’imagination. Les dieux doivent se représenter en images visibles ; s’il n’y a pas d’image, il n’y a pas de dieu. Le respect des images sacrées, des lieux, des monuments sacrés n’est pas seulement le propre de la plupart des religions, mais il a été conservé par tous les hommes, à toutes les époques, dans tous les pays, qu’ils soient plein de piété et de superstitions, ou qu’ils s’estiment antireligieux ; tous les hommes continuent à rendre hommage aux drapeaux et aux bannières, aux reliques nationales, aux monuments des rois et des héros. Partout, attenter aux saints autels est un sacrilège, et parfois, l’autel en lui-même a pris une telle importance que l’idée qu’il est censé représenter a pu, sans dommages, tomber dans l’oubli. Le monument supplée à l’amnésie ; le moyen fait perdre toute valeur à la fin. Les objets de l’espace sont entre les mains de l’homme ; s’ils sont trop sacrés pour être profanés, ils ne sont pas trop sacrés pour être exploités. Pour retenir le sacré, pour perpétuer la présence du dieu, on façonne son image ; mais un dieu qui peut être façonné, un dieu qui peut être emprisonné n’est que l’ombre de l’homme.

Nous nous enorgueillissons tous de la splendeur de l’espace, de la grandeur des objets de l’espace. L’objet est une catégorie qui pèse lourdement sur notre esprit, tyrannisant toutes nos pensées. Notre imagination a tendance à couler tous les concepts à son image. Dans notre vie quotidienne, nous prêtons surtout attention à ce que les sens , à grand-peine, déchiffrent pour nous, à ce que l’œil peut percevoir, le doigt toucher. La réalité est pour nous limitée aux choses, aux substances qui prennent place dans l’espace ; pour la plupart d’entre nous, Dieu lui-même, n’est conçu que comme objet.

Notre soumission aux choses nous rend aveugles à toute réalité qui ne peut s’identifier à une chose. Ceci est particulièrement évident dans notre façon de comprendre le temps qui étant non substantiel, nous paraît être sans réalité.

En fait, nous savons comment agir envers l’espace, mais nous ne savons quoi faire avec le temps, sinon le soumettre à l’espace. La plupart d’entre nous semblent peiner pour les objets de l’espace, et il en résulte que nous souffrons d’une terreur profondément enracinée à l’égard du temps, demeurant comme pétrifiés lorsque nous sommes contraints de l’affronter. Le temps nous est une moquerie, un monstre habile et trompeur dont la gueule, comme un brasier, dévore chaque instant de notre vie. Aussi refusons-nous à regarder le temps dans les yeux ; nous fuyons vers la sécurité de l’espace. Les intentions que nous sommes incapables de mettre à exécution, nous les mettons en dépôt dans l’espace ; nos possessions deviennent le symbole de nos refoulements, des jubilés de frustrations. Mais les objets de l’espace ne son pas à l’abri de l’épreuve du feu ; ils ne font qu’alimenter l’incendie. La joie de posséder est-elle un antidote à la terreur du temps qui croît jusqu’à devenir la panique devant une mort inévitable ? Les objets, lorsque nous les glorifions, ne sont que des contrefaçons du bonheur, une menace pour notre vie véritable ; les objets spatiaux, ces Frankenstein, nous accablent plus qu’ils ne nous soutiennent.

Il est impossible à l’homme d’éluder le problème du temps. Plus nous pensons, plus nous réalisons : nous ne pouvons conquérir le temps par l’espace. Nous ne pouvons dominer le temps que dans l’espace.

La plus haute ambition d’une vie spirituelle n’est pas d’entasser des connaissances à profusion, mais d’affronter des instants de sacré. Dans l’expérience religieuse, par exemple, ce n’est pas un objet qui s’impose à l’homme, mais une présence spirituelle - et c’est là ce qui la distingue de l’expérience esthétique. Ce que conserve l’âme, c’est le moment de la vision intérieure plutôt que l’endroit où elle s’est produite. Un instant de vision intérieure est une chance qui nous transporte au-delà des confins du temps mesurable. La vie spirituelle entre en décadence lorsque nous ne parvenons plus à ressentir la grandeur de ce que le temps contient d’éternel.

Nous n’avons pas l’intention de déprécier le monde de l’espace. Rabaisser l’espace et la bénédiction des objets spatiaux serait rabaisser l’œuvre de la Création, l’œuvre que Dieu contempla : et Il vit « que c’était bon ». Le monde ne peut être envisagé exclusivement sub specie temporis [3]. Le temps et l’espace sont entretissés. Dédaigner l’un, c’est être borgne. Ce contre quoi nous nous élevons c’est la reddition inconditionnelle à l’espace, l’esclavage, la soumission totale aux objets. Nous ne devons pas oublier que ce n’est pas l’objet qui donne un sens au moment ; mais c’est le moment qui donne leur signification aux choses.

La Bible s’intéresse au temps plus qu’à l’espace. Elle voit le monde selon les dimensions du temps. Elle s’étend sur les générations, les événements, plus que sur les pays et les choses ; elle s’intéresse à l’histoire plus qu’à la géographie. Pour comprendre l’enseignement de la Bible, il faut admettre comme prémisse que le temps possède sa signification propre et son autonomie.

L’hébreu biblique n’a pas d’équivalent au mot « chose », « objet » ; Le mot davar qui, plus tard, servira à traduite « chose », signifie en hébreu biblique : parole, mot, message, nouvelle, demande, promesse, décision, récit, diction, affaire, occupation, actions, bonnes actions, événement, façon, manière, raison, cause ; mais jamais « chose » ni « objet ». Est-ce le signe d’une pauvreté de vocabulaire, ou plutôt l’indication d’une juste vue du monde, qui ne confond pas la réalité (mot dérivé du latin res, chose) avec le monde des objets ?

L’un des faits les plus importants dans l’histoire des religions fut la transformation des fêtes agricoles en commémorations d’événements historiques. Les fêtes des peuplades antiques étaient étroitement liées aux saisons naturelles. On célébrait ce qui survenait dans la vie de la nature saison après saison. Ainsi, la valeur d’un jour de fête étaient déterminée par les choses que la nature ou n’offrait pas. Dans le Judaïsme, la Pâques, fête de printemps à l’origine, devint la célébration de l’exode d’Égypte ; la Fête des Semaines, ancienne fête des moissons à la fin de la moisson des orges, devint la célébration du jour où la Thora fut donnée au Mont Sinaï ; la Fête des Cabanes, ancienne fête des vendanges, commémore les cabanes où demeurèrent les Israélites durant leur traversée du désert. Pour Israël, les événements uniques du temps historique étaient chargés d’un sens spirituel plus lourd que le processus toujours répété du cycle de la nature dont cependant dépendait leur subsistance. Les divinités des autres peuples étaient associées à des endroits déterminés, à des objets, mais le Dieu d’Israël était le Dieu des événements : Celui qui a délivré de l’esclavage, Celui qui a révélé la Thora, Celui qui se manifeste dans les événements historiques plutôt que dans des objets ou des lieux. Ainsi naquit la foi dans l’incorporel, dans ce qui dépasse l’imagination.

Le Judaïsme est une religion du temps tendant à la sanctification du temps. Pour l’homme dont l’esprit est dominé par le spatial, le temps est sans variations ; il se répète, est tout d’une pièce ; toutes les heures sont semblables, des sortes de coquillages vides et creux. Mais la Bible possède le temps d’un temps diversifié. Il n’existe pas deux heures semblables. Chaque heure est unique et infiniment précieuse.

Le Judaïsme nous enseigne la sainteté dans le temps, nous devons nous attacher aux événements sacrés, nous devons apprendre à consacrer les sanctuaires qui émergent du grandiose écoulement de l’année. Le Chabbat est notre cathédrale, et notre Saint des Saint est un sanctuaire que les Romains ni les Germains n’ont pu détruire, un sanctuaire que l’apostasie même se saurait souiller : le Jour de Kippour, le Grand Pardon. Selon nos anciens rabbins, ce n’est pas le fait que nous priions au Jour du Grand Pardon, mais le Jour en lui-même, l’« essence du Jour », qui, avec le repentir de l’homme, expie les péchés de l’homme.

On pourrait caractériser le rituel juif comme l’art des formes symboliques dans le temps, comme une architecture du temps. La plus grande partie de nos rites - Chabbat, néoménie, fêtes, années sabbatique et jubilaire - reposent sur une heure de la journée bien déterminée, ou sur une saison de l’année. Par exemple, le soir, le matin et l’après-midi nous appellent à la prière. Les principaux thèmes de la foi sont au royaume du temps. Nous nous souvenons du jour de la sortie d’Égypte, du jour où Israël se tint au pied du Sinaï, et notre espoir messianique est l’attente d’un jour, de la fin des jours.

Dans une œuvre d’art aux proportions harmonieuses, une idée particulièrement importante n’est pas introduite au hasard, mais elle est présentée au moment et de la façon qui mettra en lumière son autorité et son importance, tout comme un roi à une cérémonie officielle. Dans la Bible, les mots sont utilisés avec un soin tout particulier, et notamment les mots qui, comme des colonnes de feu, montrent la voie dans le vaste système de pensée du monde biblique.

L’un des mots les plus remarquables dans la Bible est le mot qadosh, « saint », mot qui, plus qu’aucun autre convient au mystère et à la majesté divine. Et quel est le premier objet saint dans l’histoire du monde ? Une montagne ? Un autel ?

C’est à vrai dire en une occasion unique que le terme si remarquable de qadosh est employé pour la première fois : dans le livre de la Genèse, à la fin du récit de la Création. Combien significatif est le fait qu’il est appliqué au temps : « Et Dieu bénit le septième jour et le rendit saint » (Dans les dix Commandements, le mot saint n’est employé qu’à propos du Chabbat). Dans le récit de la Création, la qualité de sainteté n’est liée à aucun objet qui se situe dans l’espace.

C’est là une différence radicale avec la pensée religieuse courante. La mentalité mythologique, après que les cieux et la terre eussent été établis, attendrait que Dieu eu créé un lieu saint - une montagne ou une source - où l’on doive édifier un sanctuaire. Mais pour la Bible, il semble que la sainteté dans le temps, le Chabbat, précède tout autre.

Quand l’Histoire commence, il n’est qu’une seule sainteté dans le monde, la sainteté dans le temps. Quand au Mont Sinaï la parole de Dieu allait être énoncée, un appel fut lancé dans l’homme : « Vous serez pour Moi un peuple saint ». Mais ce n’est que lorsque le peuple eût succombé à la tentation de servir un objet, un veau d’or, qu’il reçut l’ordre d’établir un Tabernacle, une sainteté dans l’espace [4]. La sainteté du temps vint d’abord, puis la sainteté de l’homme, et enfin seulement la sainteté de l’espace. Le temps fut consacré par Dieu ; l’espace, le Tabernacle, fut consacré par Moïse.

Alors que les fêtes célèbrent des événements qui se situent dans le temps, la date du mois qui est assignée à chaque fête du calendrier est déterminée par la vie dans la nature. Pâques et la Fête des Cabanes, par exemple, coïncident avec la pleine lune, et la date de chaque fête est un jour du mois, et le mois est le reflet de ce qui se répète périodiquement dans le royaume de la nature, puisque le mois juif débute avec la nouvelle lune, avec la réapparition du croissant lunaire dans le ciel nocturne. Le Chabbat, en revanche, est entièrement indépendant du mois et sans relation avec le cycle lunaire. Sa date n’est pas déterminée par un événement naturel tel que la nouvelle lune, mais seulement par l’acte de la Création. Ainsi, l’essence du Chabbat est totalement indépendante du monde de l’espace.

Le Chabbat célèbre le temps et non l’espace. Six jours par semaine, nous vivons sous la tyrannie des objets de l’espace ; le Chabbat, nous nous efforçons de nous mettre au diapason de la sainteté dans le temps. C’est une journée où nous sommes appelés à prendre part à ce que le temps a d’éternel, de nous détourner des conséquences de la création vers le mystère de la création ; d’abandonner le monde de la création pour la création du monde.


[1Dieu, c’est-à-dire la Nature

[2à la manière des géomètres

[3sous l’aspect de l’éternité

[4La sainteté du temps aurait suffi au monde ; la sainteté de l’espace est un compromis nécessaire avec la nature de l’homme. La construction du Tabernacle n’est pas ordonnée par les Dix Commandements ; elle fut entreprise en réponse à un appel direct du peuple qui demanda à Dieu : « Seigneur du monde, les rois des nations possèdent des palais où l’on trouve une table, des chandeliers et autres signes de royauté, de sorte qu’ils puissent être reconnus comme tels. Et Toi, notre Roi, Libérateur et Sauveur, Tu n’aurais pas de signe de royauté afin que tous les habitants de la terre puissent reconnaître que tu es leur Roi ? »


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