Article VII - Misère de l’homme

mercredi 22 juin 2022
par  Paul Jeanzé
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I.

Rien n’est plus capable de nous faire entrer dans la connaissance de la misère des hommes que de considérer la cause véritable de l’agitation perpétuelle dans laquelle ils passent leur Vie.
L’âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle sait que ce n’est qu’un passage à un voyage éternel, et qu’elle n’a que le peu de temps que dure la vie pour s’y préparer. Les nécessités de la nature lui en ravissent une très grande partie. Il ne lui en reste que très peu dont elle puisse disposer. Mais ce peu qui lui reste l’incommode si fort et l’embarrasse si étrangement, qu’elle ne songe qu’à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d’être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de s’oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans réflexion, en s’occupant des choses qui l’empêchent d’y penser.
C’est l’origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout ce qu’on appelle divertissement ou passe-temps, dans lesquels on n’a, en effet, pour but que d’y laisser passer le temps sans le sentir, ou plutôt sans se sentir soi-même ; et d’éviter, en perdant cette partie de la vie, l’amertume et le dégoût intérieur qui accompagnerait nécessairement l’attention que l’on ferait sur soi-même durant ce temps-là. L’âme ne trouve rien en elle qui la contente ; elle n’y voit rien qui ne l’affligé, quand elle y pense. C’est ce qui la contraint de se répandre au dehors, et de chercher dans l’application aux choses extérieures à perdre le souvenir de son état véritable. Sa joie consiste dans cet oubli ; et il suffit, pour la rendre misérable, de l’obliger de se voir et d’être avec Soi.
On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leurs biens, et même dû bien et de l’honneur de leurs parents et de leurs amis.
On les accable de l’étude des langues, des sciences, des exercices et des arts. On les charge d’affaires : on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux s’ils ne font en sorte, par leur industrie et par leur soin, que leur fortune et leur honneur, et même la fortune et l’honneur de leurs amis, soient en bon état, et qu’une seule de ces choses qui manque les rend malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointé du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Demandez-vous ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins : car alors ils se verraient et ils penseraient à eux-mêmes ; et c’est ce qui leur est insupportable. Aussi, après s’être chargés de tant d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, ils tâchent encore de le perdre à quelque divertissement qui les occupe tout entiers et les dérobe à eux-mêmes.
C’est pourquoi, quand je me suis mis à considérer les diverses agitations des hommes, les périls et les peines où ils s’exposent, à la cour, à la guerre, dans la poursuite de leurs prétentions ambitieuses, d’où naissent tant de querelles, de passions et d’entreprises périlleuses et funestes, j’ai souvent dit que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de biens pour vivre, s’il savait demeurer chez soi, n’en sortirait pas pour aller sur la mer, ou au siège d’une place ; et si on ne cherchait simplement qu’à vivre, on aurait peu de besoin de ces occupations si dangereuses.
Mais quand j’y ai regardé de plus près, j’ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont du repos, et de demeurer avec eux-mêmes, vient d’une cause bien effective ; c’est-à-dire, du malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler, lorsque rien ne nous empêche d’y penser, et que nous ne voyons que nous.
Je ne parle que de ceux qui se regardent sans aucune vue de religion.
Car il est vrai que c’est une des merveilles de la religion chrétienne de réconcilier l’homme avec soi-même en le réconciliant avec Dieu ; de lui rendre la vue de soi-même supportable ; et de faire que la solitude et le repos soient plus agréables à plusieurs que l’agitation et le commerce des hommes. Aussi n’est-ce pas en arrêtant l’homme dans lui-même qu’elle produit tous ces effets merveilleux. Ce n’est qu’en le portant jusqu’à Dieu, et en le soutenant dans le sentiment de ses misères, par l’espérance d’une autre vie, qui doit entièrement l’en délivrer.
Mais pour ceux qui n’agissent que par les mouvements qu’ils trouvent en eux et dans leur nature, il est impossible qu’ils subsistent dans ce repos, qui leur donne lieu de se considérer et de se voir, sans être incontinent attaqués de chagrin et de tristesse. L’homme qui n’aime que soi ne hait rien tant que d’être seul avec soi. Il ne recherche rien que pour soi, et ne fuit rien tant que soi ; parce que, quand il se voit, il ne se voit pas tel qu’il se désire, et qu’il trouve en toi-même un amas de misères inévitables, et un ride de biens réels et solides qu’il est incapable de remplir.
Qu’on choisisse telle condition qu’on voudra, et qu’on y assemble tous les biens et toutes les satisfactions qui semblent pouvoir contenter un homme : si celui qu’on aura mis en cet état est sans occupation et sans divertissement, et qu’on le laisse faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra pas ; il tombera par nécessité dans les vues affligeantes de l’avenir : et si on ne l’occupe hors de lui, le voilà nécessairement malheureux.
La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même pour rendre celui qui la possède heureux par la seule vue de ce qu’il est ? Faudra-t-il encore le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien que c’est rendre un homme heureux que de le détourner de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d’un roi ? et sera-t-il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements qu’à la vue de sa grandeur ? Quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit ? Ne serait-ce pas faire tort à sa joie, d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air, ou à placer adroitement une balle, au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation ! de la gloire majestueuse qui l’environne ?
Qu’on en fasse l’épreuve ; qu’on laisse roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir, et l’on verra qu’un roi qui se voit est un homme plein de misères, et qui les ressent comme un autre. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement aux affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide ; c’est-à-dire, qu’ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant qu’il sera malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.
Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges, d’ailleurs si pénibles, c’est qu’ils sont sans cesse détournés de penser à eux.
Prenez-y garde. Qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président, que d’avoir un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne pas leur laisser une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu’on les envoie à leurs maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d’être misérables, parce que personne ne les empêche plus de songer à eux.
De là vient que tant de personnes se plaisent au jeu, à la chasse et aux autres divertissements qui occupent toute leur âme. Ce n’est pas qu’il y ait, en effet, du bonheur dans ce que l’on peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit dans l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre que l’on court. On n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mou et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche, mais le tracas qui nous détourne d’y penser.
De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde ; que la prison est un supplice si horrible, et qu’il y a si peu de personnes qui soient capables de souffrir la solitude.
Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux.
Et ceux qui s’amusent simplement à montrer la vanité et la bassesse des divertissements des hommes, connaissent bien, à la vérité, une partie de leurs misères ; car c’en est une bien grande que de pouvoir prendre plaisir à des choses si basses et si méprisables : mais ils n’en connaissent pas le fond, qui leur rend ces misères mêmes nécessaires, tant qu’ils ne sont pas guéris de cette misère intérieure et naturelle, qui consiste à ne pouvoir souffrir la vue de soi-même. Ce lièvre qu’ils auraient acheté ne les garantirait pas de cette vue ; mais la chasse les en garantit. Ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils cherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire, qu’il n’y a rien de plus bas et de plus vain : s’ils répondaient comme ils devraient le faire, s’ils y pensaient bien, ils en demeureraient d’accord ; mais ils diraient en même temps qu’ils ne cherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de la vue d’eux-mêmes, et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet attirant qui les charme et qui les occupe tout entiers. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas eux-mêmes. Un gentilhomme croit sincèrement qu’il y a quelque chose de grand et de noble à la chasse : il dira que c’est un plaisir royal. Il en est de même des autres choses dont la plupart des hommes s’occupent. On s’imagine qu’il y a quelque chose de réel et de solide dans les objets mêmes. On se persuade que si on avait obtenu cette charge, on se reposerait ensuite avec plaisir ; et l’on ne sent pas la nature insatiable de sa cupidité. On croit chercher sincèrement le repos, et l’on ne cherche, en effet, que l’agitation.
Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle. Et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de leur première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est, en effet, que dans le repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.
Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou l’on pense aux misères qu’on a, ou à celles dont on est menacé. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin.
C’est pourquoi, lorsque Cinéas disait à Pyrrhus, qui se proposait de jouir du repos avec ses amis, après avoir conquis une grande partie du monde, qu’il ferait mieux d’avancer lui-même son bonheur, en jouissant dès lors de ce repos, sans aller le chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil qui souffrait de grandes difficultés, et qui n’était guère plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L’un et l’autre supposaient que l’homme peut se contenter de soi-même et de ses biens présents, sans remplir le vide de son cœur d’espérances imaginaires ; ce qui est faux. Pyrrhus ne pouvait être heureux, pi avant, ni après avoir conquis le monde ; et peut-être que la vie molle que lui conseillait son ministre était encore moins capable de le satisfaire que l’agitation de tant de guerres et de tant de voyages qu’il méditait.
On doit donc reconnaître que l’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause étrangère d’ennui, par le propre état de sa condition naturelle : et il est avec cela si vain et si léger, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De sorte qu’à le considérer sérieusement, il est encore plus à plaindre de ce qu’il peut se divertir à des choses si frivoles et si basses, que de ce qu’il s’afflige de ses misères effectives ; et ses divertissements sont infiniment moins raisonnables que son ennui.


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