Baudelaire (Charles) - (1821 - 1867)

Conseils aux jeunes littérateurs (1848)
dimanche 23 mai 2021
par  Paul Jeanzé
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La question n’est pas de savoir si la littérature du cœur ou de la forme est supérieure à celle en vogue. Cela est trop vrai, pour moi du moins. Mais cela ne sera qu’à moitié juste, tant que vous n’aurez pas dans le genre que vous voulez installer autant de talent qu’Eugène Sue dans le sien.

L’orgie n’est plus la sœur de l’inspiration : nous avons cassé cette parenté adultère. L’énervation rapide et la faiblesse de quelques belles natures témoignent assez contre cet odieux préjugé.
Une nourriture substantielle, mais régulière, est la seule chose nécessaire aux écrivains féconds. L’inspiration est décidément la sœur du travail journalier. Ces deux contraires ne s’excluent pas plus que tous les contraires qui constituent la nature. L’inspiration obéit, comme la faim, comme la digestion, comme le sommeil. Il y a sans doute dans l’esprit une espèce de mécanique céleste, dont il ne faut pas être honteux, mais tirer le parti le plus glorieux, comme les médecins, de la mécanique du corps. Si l’on veut vivre dans une contemplation opiniâtre de l’œuvre de demain, le travail journalier servira l’inspiration, — comme une écriture lisible sert à éclairer, et comme la pensée calme et puissante sert à écrire lisiblement ; car le temps des mauvaises écritures est passé.

Quant à ceux qui se livrent ou se sont livrés avec succès à la poésie, je leur conseille de ne jamais l’abandonner. La poésie est un des arts qui rapportent le plus ; mais c’est une espèce de placement dont on ne touche que tard les intérêts, — en revanche très gros.
Je défie les envieux de me citer de bons vers qui aient ruiné un éditeur. Au point de vue moral, la poésie établit une telle démarcation entre les esprits du premier ordre et ceux du second, que le public le plus bourgeois n’échappe pas à cette influence despotique. Je connais des gens qui ne lisent les feuilletons de Théophile Gautier que parce qu’il a fait la Comédie de la Mort ; sans doute ils ne sentent pas toutes les grâces de cette oeuvre, mais ils savent qu’il est poète.
Quoi d’étonnant d’ailleurs, puisque tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, — de poésie, jamais ?
L’art qui satisfait le besoin le plus impérieux sera toujours le plus honoré.


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