Bécon-les-Bruyères (extraits)

mercredi 16 décembre 2020
par  Paul Jeanzé
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Avant que le train s’immobilise complètement, les voyageurs cherchent à deviner où s’arrêteront les portes. Ils sont seuls avec eux-mêmes, sauf ces quelques-uns qui prennent tout ce qui les entoure au sérieux et que la moindre anicroche trouble. Car il en est qui, de faire partie de cette foule pour laquelle tant de bienveillantes mesures sont prises, se sentent personnellement honorés, ainsi que ces soldats de la visite d’un général faite à leur régiment. Ils ont conscience que, de toutes parts, on s’efforce de leur faciliter la vie. Et quand ils quittent le secteur des protections officielles pour rentrer chez eux, seuls en face du peu qu’ils possèdent, ou pour se perdre dans les rues, ils se sentent un instant, au moment de la transition, désemparés.


Il est dans chaque ville un endroit qui, pour des raisons mystérieuses (ces mêmes raisons que le passant découvre lorsqu’il remarque, de temps en temps, qu’un café est désert alors que celui qui se trouve en face est plein, et auxquelles il pense parfois avec une telle intensité qu’il arrive plus vite chez lui), devient une sorte de promenade, le lieu de rendez-vous, cela simplement à cause de sa disposition au midi, de quelques terrasses de café, d’une maison dépassant l’alignement.

À Bécon-les-Bruyères, cet endroit, qui s’appelle le passage des Lions à Genève, le port à Marseille ou les quinze mètres du cours Saint-Louis, la place du Marché à Troyes, n’existe pas. Le voyageur habitué à le découvrir le jour même en toute ville, qui ne peut se plaire avant, qui habite justement l’hôtel le plus proche de lui, pourrait en désespoir de cause se rabattre sur le commencement de l’avenue Gallieni qui, donnant sur la place de la Gare égayée par deux cafés, est la voie la plus passante de la ville. Mais en quelque autre lieu que l’on se trouve, on est comme dans l’une de ces rues perdues où l’on cherche une adresse. Le jeune homme taciturne qui a rêvé d’une route abritée pour se rendre à l’auberge ensoleillée d’un village ne trouverait à Bécon que poussière et boue. Les terrasses sont trop étroites pour que l’on s’y sente à l’abri. Les rues trop longues et désertes mènent vers d’autres rues aussi longues et aussi désertes, bordées de pavillons, de maisons en construction, de terrains à vendre. Quand une place enfin vous délivre de ces voies interminables et vous fait espérer un centre proche, elle est clôturée de murs et de palissades de chantiers. Aucune statue ne se dresse au milieu. Elle n’existe que parce qu’il faut ménager des espaces libres au cas où cette banlieue deviendrait aussi peuplée que Paris.

Puisqu’il faut des années pour s’habituer à des noms propres qui ne sont pas en même temps des noms familiers, il semble que ce soit dans une ville de rêve que l’on s’avance quand, pas consacrées par une longue présence dans les annuaires et les calepins, les rues s’appellent Madiraa, Ozin ou Dobelé. Pourtant il en est qui s’appellent Gallieni, Tintoret, de la Sablière, Édith Cavell. Celles-ci ont l’air d’appartenir à de grandes villes et l’on s’y sent moins perdu. Le règlement de la préfecture qui veut que les rues soient numérotées dans le sens du cours du fleuve est observé. Mais comme on ne sait dans quel sens coule la Seine, c’est tout à coup au numéro 200 d’une avenue que l’on se trouve, alors qu’on pensait être à sa naissance.


Les Béconnais redoutent chaque jour la panne d’électricité. Elle joue un rôle important dans leur vie. Elle est continuellement suspendue au-dessus de leur tête. Fort heureusement, elle est aussi rare que la mort d’un camarade, mais aussi tragique.

C’est une supposition que font quotidiennement les habitants de Bécon, que celle d’une mort retardant le trafic. Ils se demandent chaque fois si, en ce cas, le service serait interrompu et combien de temps il faudrait pour qu’il reprît normalement. Comme le spectateur qui croit n’avoir point de chance dans la vie et qui pense que, justement parce qu’il se rend au théâtre, la vedette sera malade, il est des Béconnais qui supposent que, du seul fait qu’ils prennent le train, il arrivera quelque chose.

La panne est leur épouvantail. Car ils vont tous au théâtre. Les préparatifs, les calculs, les repas pris avant la tombée de la nuit, tout cela fait surgir devant eux cette panne qui s’opposerait à leur plaisir avec la violence d’une catastrophe ou d’un deuil appris au moment de partir.


Bécon-les-Bruyères n’a point d’environs. À l’endroit où ils devraient commencer, on se trouve dans une autre commune semblable à celle que l’on quitte et dont la rue principale, qu’empruntent ces tramways trop vieux pour Paris, conduit sur la place centrale d’une autre ville et s’arrête, faute de rails, devant une mairie que seuls un drapeau et des tableaux grillagés signalent à l’attention. C’est chaque fois un sujet d’étonnement que les édifices publics soient plus modestes que les maisons privées. Instinctivement, on désirerait que ce fût le contraire, que le plus beau château fût l’hôtel de ville.

Ces artères principales de banlieue, jalonnées de poteaux télégraphiques sur lesquels des afficheurs amateurs collent des annonces avec un timbre pour leur propre compte, des afficheurs professionnels des réclames jaunes pour achats de bijoux, semblent interminables quand on les suit à pied. Les maisons basses dont les habitants ont l’air de s’y être installés parce qu’elles étaient abandonnées, les jardins dont les feuillages prennent la poussière comme des visières, les usines de deux cents ouvriers se succèdent sans égayer la route. Tout est clôturé, même les terrains les plus vagues. Comme dans les rues de Paris, aucune borne kilométrique ne permet de s’amuser à compter ses pas. De distance en distance, un réverbère dont le pied sert d’armoire aux cantonniers fait songer à l’allumeur qui ne peut en allumer qu’une douzaine, une boîte aux lettres à celles qui n’inspirent pas confiance et où l’on craint que les lettres ne demeurent une semaine avant de partir. Soudain, alors que l’on vient de parcourir deux ou trois kilomètres entre des murs couverts de tessons, pris dans le ciment comme des pierres dans la glace, entre des grilles au travers desquelles jamais personne n’a caressé une bête, apparaît une guérite toute neuve destinée à abriter les gens qui attendent un tramway. Un plan sous verre de la banlieue y est fixé à l’intérieur. Aucune arabesque modern style ne l’alourdit. Elle est droite, propre, pratique. Puis une ville inconnue surgit. Elle possède sa gare que les trains de Bécon-les-Bruyères ne traversent pas. Elle a d’autres magasins, un oculiste, un rétameur, une triperie. On devine brusquement qu’elle est mieux ravitaillée en fruits, mais moins bien en légumes. Comme ces vendeurs qui sur les marchés tentent d’écouler un arrivage d’oranges ou de fleurs, les commerçants de ces villes de banlieue, qui, à cause du transport, se sont trop approvisionnés d’une denrée, la recommandent durant des jours.


Dans chaque ville il existe des gens étranges qui ne semblent habiter un lieu que provisoirement, qui viennent de pays inconnus, qui ont eu des aventures. Mais aucun d’entre eux ne réside à Bécon. L’homme mécontent d’y vivre, l’homme sur dix mille qui dans les villes est fou, qui prétend qu’un rayon de soleil, en traversant le méconium, se transformera en or, qui a un brevet pour quelque invention, qui est recherché par la police, qui sera riche du jour au lendemain, ne se rencontre pas. Il n’est point d’habitants mystérieux. Personne ne souffre. Il n’est point de jeunes femmes qui, abandonnées par un homme, sont sur le point de se lier avec un autre, ni d’adolescents amoureux d’une amie de leur mère, ni de directeurs ruinés par une passion, ni de maîtresse d’un ministre. Celui qui, à un moment de déchéance, échouerait à Bécon-les-Bruyères se sentirait tombé si bas qu’il en partirait aussitôt. Il ne pourrait même pas y vivre avec humilité. Il n’est point encore de savants incompris, de grands hommes méconnus, de condamnés graciés. Tout y est honnête et égal. Tous vivent paisiblement. Les changements sont lents à se faire. C’est deux ans à l’avance qu’une famille se décide à quitter la ville, des époux à divorcer. Il n’y a de meurtres que dans les rues ou les cafés. Et les criminels ne sont jamais béconnais.


Un jour peut-être, Bécon-les-Bruyères, qui comme une île ne peut grandir, comme une île disparaîtra. La gare s’appellera Courbevoie-Asnières. Elle aura changé de nom aussi facilement que les avenues après les guerres ou que les secteurs téléphoniques. Il aura suffi de prévenir les habitants un an d’avance. Il ne s’en trouvera pas un pour protester. Longtemps après, de vieux Béconnais, comme ces paysans qui, en été, vous donnent l’ancienne heure, croiront encore habiter Bécon-les-Bruyères. Puis ils mourront. Il ne restera alors plus de traces d’une ville qui, de son vivant, ne figura même pas sur le plus gros des dictionnaires. Les anciens papiers à en-tête auront été épuisés. Les nouveaux porteront fièrement Courbevoie-Asnières. Bécon aura rejoint les bruyères déjà mortes.

Aussi, en m’éloignant aujourd’hui de Bécon-les-Bruyères pour toujours, ne puis-je m’empêcher de songer que c’est une ville aussi fragile qu’un être vivant que je quitte. Elle mourra peut-être dans quelques mois, un jour que je ne lirai pas le journal. Personne ne me l’annoncera. Et je croirai longtemps qu’elle vit encore, comme quand je pense à tous ceux que j’ai connus, jusqu’au jour où j’apprendrai qu’elle n’est plus depuis des années.


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