Carnets III (Mars 1951 - décembre 1959)

lundi 10 janvier 2022
par  Paul Jeanzé
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Quoi qu’il prétende, le siècle est à la recherche d’une aristocratie. Mais il ne voit pas qu’il lui faut pour cela renoncer au but qu’il s’assigne hautement : le bien-être. Il n’y a d’aristocratie que du sacrifice. L’aristocrate est d’abord celui qui donne sans recevoir, qui s’oblige. L’Ancien Régime est mort d’avoir oublié cela.

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Il n’y a pas un talent de vivre et un autre de créer. Le même suffit aux deux. Et l’on peut être sûr que le talent qui n’a pu produire qu’une œuvre artificielle ne pouvait soutenir qu’une vie frivole.

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Personne plus que moi n’a désiré l’harmonie, l’abandon, l’équilibre définitif, mais il m’a toujours fallu y tendre à travers les chemins les plus raides, le désordre, les luttes.

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Ne jamais attaquer personne surtout dans des écrits. Le temps des critiques et de la polémique est fini - Création.

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Supprimer totalement la critique et la polémique - Désormais, la seule et constante affirmation.

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… Tous et toutes sur moi, pour me détruire, réclamant leur part sans répit, sans jamais, jamais, me tendre la main, venir à mon secours, m’aimer enfin pour ce que je suis et afin que je reste ce que je suis. Ils estiment mon énergie sans limite et que je devrais la leur distribuer et les faire vivre. Mais j’ai mis toutes mes forces dans l’exténuante passion de créer et pour le reste je suis le plus démuni et le plus nécessiteux des êtres.

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Style. Prudence devant les formules. Elles sont parfois comme le tonnerre : elles frappent mais n’éclairent pas.

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À Buchenwald, un petit Français, à l’arrivée demande à parler à part au fonctionnaire, lui-même prisonnier, qui l’accueille : « C’est que voyez-vous, mon cas est exceptionnel, je suis innocent. »

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Char propose comme devise : Liberté, Inégalité, Fraternité.

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Ce qu’ils préfèrent, ce qui les rend mélancoliques et attendris, ce qui les fait sentimentaux, c’est la haine. Pour chaque œuvre ainsi mesurer la somme de haine et la somme d’amour qu’elle contient - et l’on est alors consterné devant l’époque.

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Si le souci du devoir diminue, c’est qu’il y a de moins en moins de droits. Qui est intransigeant quant à ses droits a seul la force du devoir.

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Concentré. Aiguisé - Je demande une seule chose, et je la demande humblement, bien que je sache qu’elle est exorbitante : être lu avec attention.

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La critique est au créateur ce que le marchand est au producteur. L’âge marchand voit ainsi la multiplication asphyxiante des commentateurs, intermédiaires, entre le producteur et le public. Ainsi, ce n’est pas qu’aujourd’hui nous manquions de créateurs c’est qu’il y a trop de commentateurs qui noient l’exquis et insaisissable poisson dans leur eau vaseuse.

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Un homme dont la vie est pleine refuse beaucoup d’avances. Puis il oublie, pour la même raison, ses refus. Mais ces avances [100] ont été faites par des gens dont la vie n’était pas pleine et qui eux, pour cette même raison, se souviennent. Le premier se trouve ensuite des ennemis et s’en étonne. Ainsi presque tous les artistes ont imaginé qu’on les persécutait. Mais non, on répondait à leurs refus et on les punissait de leur excès de richesse. Il n’y a pas d’injustice.

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Nietzsche. « Ils parlent tous de moi… Mais nul ne pense à moi. »

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Le contraire de la réaction ce n’est pas la révolution, mais la création. Le monde est sans cesse en état de réaction il est donc sans cesse en danger de révolution. Ce qui définit le progrès, s’il en est un, c’est que sans trêve des créateurs de tous ordres trouvent les formes qui triomphent de l’esprit de réaction et d’inertie, sans que la révolution soit nécessaire. Quand ces créateurs ne se trouvent plus, la révolution est inévitable.

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La civilisation industrielle, en supprimant la beauté naturelle, en la couvrant sur de longs espaces par le déchet industriel crée et suscite les besoins artificiels. Elle fait que la pauvreté ne peut plus être vécue et supportée.

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La vieille dame anglaise qui se suicide. Dans son journal, depuis des mois, elle notait la même chose tous les jours : « Aujourd’hui, personne n’est venu. »

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8 août 1957. Cordes.
Pour la première fois après lecture de Crime et Châtiment, doute absolu sur ma vocation. J’examine sérieusement la possibilité de renoncer. Ai toujours cru que la création était un dialogue. Mais avec qui ? Notre société littéraire dont le principe est la méchanceté médiocre, où l’offense tient lieu de méthode critique ? La société tout court ? Un peuple qui ne nous lit pas, une classe bourgeoise qui, dans l’année, lit la presse et deux livres à la mode. En réalité le créateur aujourd’hui ne peut être qu’un prophète solitaire, habité, mangé par une création démesurée. Suis-je ce créateur ? Je l’ai cru. Exactement j’ai cru que je pouvais l’être. J’en doute aujourd’hui et la tentation est forte de rejeter cet effort incessant qui me rend malheureux dans le bonheur lui-même, cette ascèse vide, cet appel qui me raidit vers je ne sais quoi. Je ferais du théâtre, j’écrirais au hasard des travaux dramatiques, sans me soucier, je serais libre peut-être. Qu’ai-je à faire d’un art estimable ou honnête ? Et suis-je capable de ce dont je rêve ? Si je n’en suis pas capable, à quoi bon rêver ? Me libérer de cela aussi et consentir à rien ! D’autres l’ont fait qui étaient plus grands que moi.

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Ceux qui ont vraiment quelque chose à dire, ils n’en parlent jamais.

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J’ai voulu vivre pendant des années selon la morale de tous. Je me suis forcé à vivre comme tout le monde, à ressembler à tout le monde. J’ai dit ce qu’il fallait pour réunir, même quand je me sentais séparé. Et au bout de tout cela ce fut la catastrophe. Maintenant j’erre parmi des débris, je suis sans loi, écartelé, seul et acceptant de l’être, résigné à ma singularité et à mes infirmités. Et je dois reconstruire une vérité - après avoir vécu toute ma vie dans une sorte de mensonge.

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Lettre à une anonyme.
20 juillet 1956

Madame,
Je suis bien désolé de ce que vous me dites. Et d’autant plus qu’il s’agit sans doute possible, je vous l’affirme, d’un malentendu.

J’ai peut-être rencontré le médecin dont vous me citez le nom, mais ce nom ne me dit rien. Il ne s’agit donc pas d’un de mes amis. Et je ne le connais en tout cas pas assez pour qu’il ait jamais pu s’autoriser à une confidence concernant un tiers. C’est mal me connaître, de plus, que d’imaginer, à supposer que cette confidence ait été faite, que j’aie pu l’utiliser sans précautions.

Je vous certifie sur l’honneur que les détails orchestrés dans La Chute ne concernent que moi. Votre ami n’est pas le seul à aimer les hauts plateaux. Je les aime et j’y ai vécu. Ancien tuberculeux, je souffre en effet d’une sclérose pulmonaire qui m’a rendu claustrophobe. Ceux qui m’entourent pourront vous confirmer mon horreur des gouffres, des grottes et de tous les lieux clos qui tient à cette petite infirmité bien personnelle. On me plaisante souvent sur mon impatience devant les spéléologues, sur ma tristesse dans les profondes vallées alpines, etc. Chacun des détails qui ont frappé votre ami peut recevoir ainsi une explication irréfutable. Quant à l’anecdote principale, vous comprendrez que je ne vienne pas faire ici de confidences. Laissez-moi, cependant, vous citer une phrase d’une lettre reçue ces derniers jours d’un de mes amis : « Chacun de nous, sans exception, a ainsi dans sa vie une jeune fille qu’il n’a pas secourue. »

C’est l’évidence même, et votre ami doit se convaincre de cette évidence. Vous me dites qu’il m’a toujours lu avec estime et un particulier intérêt. Il n’ignore pas alors que je suis incapable de mentir sur un pareil sujet.

C’est sur l’honneur, je le répète, que je lui affirme qu’il n’a rien, rigoureusement rien à voir avec mon personnage. Il n’a pas été trahi, par personne, et s’il est ce que je devine qu’il est, il rendra à ses amis cette confiance du cœur hors de laquelle toute vie est un malheur exténué. Le doute dont souffre aujourd’hui votre ami a pour première cause la vie épuisante que nous menons tous, et particulièrement ceux qui ajoutent au poids interminable de la vie moderne, l’effort d’un travail personnel. Comment ne le comprendrais-je pas ? Il m’arrive de terminer certaines journées les dents serrées et j’ai souvent l’impression de marcher et de travailler par une pure volonté qui seule me tient debout. Mais dans ces cas il faut accepter d’être indulgent pour soi et pour sa propre nature. Il faut retourner à une vie plus animale, au repos, à la solitude.

J’espère que votre ami, éclairé par mon témoignage, retrouvera repos et paix. Je me consolerai alors d’avoir, sans l’avoir voulu, jeté le trouble dans un cœur de qualité. Pour le moment je me sens seulement triste d’avoir fait du mal avec un de mes livres, alors que j’ai toujours pensé que l’art n’était rien si finalement il ne faisait pas de bien, s’il n’aidait pas.


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