Neuvième lettre (4 novembre 1904)

vendredi 27 janvier 2023
par  Paul Jeanzé
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IX

Furuborg, Jonsered, Suède,
le 4 novembre 1904.

Mon cher Monsieur Kappus,
Pendant tout ce temps où vous n’avez rien reçu de moi, j’étais en voyage, ou très occupé. Écrire m’est encore difficile : de nombreuses lettres m’ont fatigué la main. Si je pouvais dicter, je vous dirais beaucoup de choses ; mais comme ce n’est pas le cas, acceptez ces quelques mots en réponse à votre longue lettre.

Je pense si souvent à vous, cher Monsieur Kappus, et concentre tellement mes vœux sur vous, que cela devrait, semble-t-il, vous aider de quelque manière. Tout à l’inverse, je mets souvent en doute que mes lettres vous soient d’un réel secours. Ne dites pas : « Mais oui, elles le sont. » Prenez-les comme elles vous viennent, sans trop m’en remercier, et laissez faire le temps.

Il n’est peut-être pas utile que j’entre dans le détail de ce que vous dites. Tout ce que je pourrais vous dire moi-même sur votre penchant au doute, sur les difficultés que vous éprouvez à accorder votre vie extérieure à votre vie intérieure, ou sur toutes autres, je vous l’ai déjà dit. Je ne puis que formuler une fois de plus le vœu que vous trouviez assez de patience en vousmême pour supporter, et assez de simplicité pour croire. Confiez-vous toujours davantage à tout ce qui est difficile et à votre solitude. Pour le reste, laissez faire la vie. Croyez-moi, la vie a toujours raison.

Pour ce qui est des sentiments, purs sont tous les sentiments sur lesquels vous concentrez votre être entier et qui vous élèvent ; impur est un sentiment qui ne répond qu’à une partie de vous-même et par conséquent vous déforme. Tout ce qu’il vous advient de penser quand vous vous reportez à votre enfance est bon. Tout ce qui fait de vous plus que vous n’étiez jusqu’ici, dans vos heures les meilleures, est bon. Toute exaltation est bonne si tout votre sang y participe, à la condition qu’elle ne soit pas simple ivresse ou trouble, mais une joie claire, transparente au regard jusqu’au plus profond ! Comprenez-vous ce que je veux dire ?

Votre doute lui-même peut devenir une chose bonne si vous en faites l’éducation : il doit se transformer en instrument de connaissance et de choix. Demandez-lui, chaque fois qu’il voudrait abîmer une chose, pourquoi il trouve cette chose laide. Exigez de lui des preuves. Observez-le : vous le trouverez peut-être désemparé, et peut-être sur une piste. Surtout n’abdiquez pas devant lui. Demandez-lui ses raisons. Veillez à ne jamais y manquer. Un jour viendra où ce destructeur sera devenu l’un de vos meilleurs artisans, – le plus intelligent peut-être de ceux qui travaillent à la construction de votre vie.

C’est tout ce que je puis vous dire aujourd’hui, mon cher Monsieur Kappus. Je vous fais tenir en même temps un tirage à part d’un poème que je viens de publier dans la Deutsche Arbeit de Prague. Là je continue à vous parler de la vie et de la mort, et de ceci que l’une et l’autre sont choses grandes et magnifiques.

Votre
Rainer Maria Rilke.


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