Cinquième lettre (29 octobre 1903)

vendredi 27 janvier 2023
par  Paul Jeanzé
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V

Rome, le 29 octobre 1903.

Cher Monsieur,

Votre lettre du 29 août m’a joint à Florence, et c’est deux mois après que je vous en parle. Excusez ce retard, mais je n’aime pas écrire en cours de route. Il me faut pour écrire plus que le matériel indispensable ; il me faut un peu de silence et de retranchement, et une heure pas trop contraire.

Nous sommes arrivés à Rome il y a six semaines, à une saison où la Ville est encore vide, brûlante, et comme maudite, à cause de la fièvre. Ces circonstances, et des difficultés d’installation, nous ont maintenus dans une inquiétude qui ne finissait pas. L’étranger pesait sur nous de tout le poids du dépaysement. À cela il faut ajouter que Rome (lorsqu’on ne la connaît pas encore) vous plonge, les premiers jours, dans une tristesse accablante qui vient du souffle de musée fade et sans vie qu’elle exhale, de la multitude de ses passés qu’on est allé déterrer et que l’on conserve avec peine (un présent médiocre s’en nourrit), de la surenchère exercée sur ces choses défigurées et défaites par les philologues et les savants, et, à leur suite, par les visiteurs traditionnels de l’Italie. Toutes ces choses ne sont au fond que des vestiges qui sont là par hasard, qui appartiennent à un autre temps, à une vie qui n’est pas la nôtre, et qui ne doit pas être la nôtre. Enfin, après des semaines d’une défensive quotidienne, on retrouve le chemin de soi-même, encore un peu ahuri. On se dit : Non, il n’y a pas ici plus de beauté qu’ailleurs. Tous ces ouvrages qu’entourent de leur culte les générations successives, que des mains de manœuvres ont rajustés et restaurés, n’ont pas de signification, d’existence, de cœur, de valeur. – Si beaucoup de beauté est ici, c’est que partout il y a beaucoup de beauté. Des eaux, pleines de vie, viennent à la Ville par ses vieux aqueducs, dansent dans des vasques de pierre blanche sur ses places nombreuses, se répandent dans de vastes et profonds bassins : leur bruit du jour s’élève en un chant durant la nuit, qui est ici majestueuse et étoilée, et douce sous la caresse des vents. Il y a ici des jardins, d’inoubliables allées, des escaliers conçus par Michel-Ange, à l’image des eaux qui tombent, amples dans leur chute, chaque marche naissant d’une autre marche, comme un flot d’un autre flot. On doit à de telles émotions de se recueillir, de se reprendre soi-même à la multitude envahissante qui parle et bavarde (et comme elle est loquace !). On apprend lentement à reconnaître les très rares choses où dure l’éternel, que nous pouvons aimer, la solitude à quoi nous pouvons prendre part dans le silence. J’habite encore en ville, sur le Capitole, non loin de la plus belle statue équestre que nous ait léguée l’art romain : celle de Marc-Aurèle. Mais dans quelques semaines je me transporterai dans une demeure simple et tranquille, vieil altana perdu au fond d’un grand parc, fermé aux bruits et aux provocations de la Ville. J’y passerai tout l’hiver et je jouirai de ce grand silence dont j’attends le cadeau d’heures bonnes et pleines…

De là-bas, où je serai plus chez moi, je vous écrirai moins brièvement et je reviendrai sur votre dernière lettre. Aujourd’hui je dois encore vous dire (j’aurais même dû le faire plus tôt) que l’ouvrage annoncé par votre lettre, contenant certains de vos travaux, ne m’est pas parvenu. Peut-être vous a-t-il été réexpédié de Worpswede (parce que l’on ne peut pas faire suivre les paquets à l’étranger). Cette éventualité serait la meilleure. J’aimerais la savoir confirmée. J’espère que rien ne s’est égaré, ce qui malheureusement est toujours à redouter avec la poste italienne.

J’aurais reçu ce livre avec plaisir, comme tout ce qui vient de vous ; quant aux vers qui sont nés depuis, je les lirai si vous me les confiez, je les relirai et les vivrai avec autant de cœur que je le puis.

Salutations et vœux.

Votre
Rainer Maria Rilke.


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